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LE CHEVALIER
DU CŒUR SAIGNANT




…… Nature here shews art
That through thy bosom makes me see the heart.

(Shakspeare, A Midsummer-night’s Dream.)


En 1844, dès que je m’étais senti délivré des longs apprentissages qui sont comme la préface de la vie, j’avais pris mon vol, et naturellement j’étais accouru en Italie. Cette année-là, l’hiver se prolongeait outre mesure; le printemps, retardé dans quelque bleu pays d’Orient, ne se hâtait pas de débarquer en Europe ; les montagnes coiffées de neige apparaissaient au loin comme les blanches gardiennes de l’horizon, et l’aigre vent nord-est soufflait sur Venise en rafales aiguës. On ne sortait qu’en manteau, les femmes s’encapuchonnaient dans leurs mantes de soie, les gondoles étaient toutes encore couvertes de leur felze, et cependant nous étions en plein mois de mai. Néanmoins je courais sans relâche, dans les palais, les musées, les églises, et je poussais le courage jusqu’à déjeuner en plein air devant le café Florian, afin de pouvoir émietter mon pain aux pigeons de Saint-Marc, qui venaient picorer à mes pieds. J’avais trop d’admiration à dépenser pour être arrêté par les rigueurs de la température, et un matin, au soleil levant, malgré les grands hélas de mon hôtelier, je partis pour aller visiter les Murazzi et l’île de Chioggia. Manœuvrée par quatre gaillards vigoureux, ma gondole glissait sur les eaux avec ce mouvement si régulièrement doux qu’il paraît insensible, et qu’il a fait dire au président Des Brosses : « Il n’y a pas dans le monde une voiture comparable aux gondoles pour la commodité et l’agrément.»