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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/697

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Nous suivions les ondulations du chenal, indiqué par des faisceaux de pieux peints aux couleurs autrichiennes et enfoncés de distance en distance; sur l’un d’eux, une petite chapelle ouvrait sa porte à deux battans et laissait voir une image de la Vierge vêtue de clinquant, devant laquelle brûlait une lampe. Tout à l’entour, des barques étaient arrêtées, et des pêcheurs, tête nue, agenouillés contre les plats-bords, priaient en invoquant Notre-Dame des Lagunes. Je livre ce sujet aux peintres, car c’est un des plus beaux motifs de tableau que j’aie jamais vus.

Cependant le vent, qui était assez calme lorsque j’avais quitté Venise, fraîchissait peu à peu; nous avions eu quelque peine à franchir la passe de Malamocco, les gondoliers regardaient avec inquiétude du côté du nord; les chevaux blancs dont parlent les Anglais commençaient à galoper sur la lagune, et lorsque je mis pied à terre à Palestrina, où je m’arrêtai pour visiter les Murazzi, il soufflait ce que les matelots appellent une bonne brise carabinée.

Tout le monde connaît les Murazzi, cette immense digue en pierres d’Istrie, longue de cinq mille deux cent vingt-sept mètres, qui coûta quarante ans de travaux et vingt millions de francs à la sérénissime république, et que construisit Bernard Zendrini, vers le milieu du siècle dernier, pour protéger Venise contre les menaces incessantes de l’Adriatique; je n’en dirai donc rien. Dans la lagune, la mer n’était qu’agitée; mais de l’autre côté des Murazzi, sur le rivage, elle était furieuse. Les vagues tumultueuses déferlaient avec violence et déroulaient leurs volutes retentissantes jusqu’au pied des murailles. Quelques vieux matelots, assis sur un escalier taillé dans la pierre, absorbés par ce bruit monotone et terrible, semblaient rêver à des choses mystérieuses qui donnaient à leurs visages une étrange expression, où la résignation se mêlait à la colère. Je me plaçai près d’eux, regardant ce qu’ils regardaient et me rappelant qu’au temps de mon enfance ma mère me faisait toujours terminer ma prière du soir par ces mots : « Seigneur, ayez pitié des pauvres marins, » lorsque, levant les yeux et tournant la tête, j’aperçus deux hommes debout sur les Murazzi. L’un d’eux était jeune, assez singulièrement vêtu d’un costume de velours noir, où éclatait la blancheur d’un jabot en dentelles ; une abondante chevelure brune et bouclée entourait son visage, extraordinairement pâle, qu’animaient des yeux pleins d’étincelles; il était fort grand, et, le regard fixé sur la mer, se tenait dans une pose théâtrale qui attira mon attention. L’autre était un vieillard, humble d’attitude, un peu courbé, et d’une physionomie banale extrêmement douce. Le jeune homme murmurait à demi-voix des paroles que je ne pouvais entendre, son compagnon se penchait vers lui et lui parlait avec des airs de supplication qu’il ne paraissait pas remarquer. Tout à coup, levant la