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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/699

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hommes tomba à la mer, d’où nous eûmes grand’peine à le repêcher; une vague embarqua dans la gondole et nous mouilla jusqu’aux os; les gondoliers n’eurent que le temps de virer de bord et d’aller chercher un refuge le long des Murazzi, derrière lesquels on entendait les mugissemens de la tempête. La brise soufflait, j’étais trempé, je grelottais et j’avais beau faire le bon compagnon; comme Panurge, je n’en regrettais pas moins mon expédition. Nous revenions sur notre voie, mais nous avions vent debout, et il fallut aux gondoliers un travail de deux heures pour me ramener à Palestrina. Je courus à la locanda, où j’avais laissé le chevalier: je lui racontai mon aventure en deux mots, et m’excusai de venir troubler sa solitude. Il était tout à fait remis, et me fit les honneurs de ce pauvre cabaret avec une bonne grâce très avenante.

— Quel temps! m’écriai-je.

— Vent de tramontane, malheur en mer! répliqua-t-il. Aussi vrai que je me nomme Fabio, il y aura plus d’une femme de Chioggia qui portera un bonnet noir!

Giovanni était assis derrière lui et semblait le surveiller avec une sollicitude empressée, comme une mère surveille son enfant. On avait allumé, dans une vaste cheminée à manteau, un grand feu devant lequel je tournais lentement en essayant de me sécher avec quelque méthode.

Tout en causant, je regardais Fabio. La régularité et la beauté de ses traits étaient remarquables; une longue barbe noire encadrant son visage rendait sa pâleur plus mate encore et pour ainsi dire plus profonde; l’œil, absolument noir, avait dans le regard quelque chose d’indécis et de flottant qui ôtait à la physionomie le caractère accentué que la fermeté des lignes semblait lui donner. Il parlait purement le français, causait d’une voix dolente avec assez d’esprit, et déjà depuis une demi-heure nous étions en conversation agréable, lorsque l’hôte apporta une brassée de bois vert qu’il jeta dans l’âtre, et qui éteignit le feu à moitié. Un coup de vent s’engouffra dans la cheminée, une épaisse fumée en sortit et vint piquer nos yeux. Je ne sais quelle réminiscence du collège traversa ma mémoire; j’étais frais émoulu bachelier, tout gonflé encore de grec et de latin, et, me tournant vers le chevalier Fabio, je lui dis en souriant :

Lacrymoso non sine fumo,
Udos cum foliis ramos urente camino,


ainsi que l’écrit Horace dans son voyage à Brindes.

Je n’avais pas achevé ces malheureuses paroles que je le vis se renverser en arrière avec une indéfinissable expression de douleur. Il porta la main à sa poitrine, comme déjà je l’avais vu faire, et, la montrant à Giovanni, il s’écria presque en pleurant : — Tu vois,