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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/698

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main du côté du sud, il s’écria, en pur toscan, d’une voix si haute qu’elle domina le bruit des flots : — Aboyez, aboyez, chiens de la mer! souffle, vent du nord! O vagues, soulevez-vous! grandissez comme des montagnes, et allez là-bas, dans le canal d’Otrante; dévorez les rivages, descellez les remparts, montez jusqu’à la maison où grimpe un jasmin vert; emportez-la, cette maison maudite, et avec elle emportez la femme parjure et l’ami déloyal !

— Par saint Pantaléon ! il est fou, dit un matelot. Il restait la tête nue, les cheveux fouettés par le vent, l’œil en feu, la lèvre entr’ouverte, le visage contracté, semblable à une statue de la malédiction. Le vieillard le tirait par le bras comme pour l’emmener; il le repoussa durement, et, ayant porté la main à son cœur, il la secoua de nouveau vers le sud en s’écriant : — Qu’il retombe sur toi, le sang de mon cœur, qui saigne et saignera jusqu’à la mort! qu’il te fasse une tache au visage, et que chacun s’éloigne en voyant sur toi le signe de la trahison !

Il eut alors une sorte de spasme et s’affaissa sur lui-même. Deux matelots et moi, nous courûmes à lui et nous aidâmes son compagnon à le transporter dans une locanda voisine. Le vieillard était consterné et s’empressait autour de lui avec mille soins attentifs; il lui baignait les tempes, lui frappait dans les mains et ne cessait de répéter : — Monsieur le chevalier! monsieur le chevalier! m’entendez-vous? — Puis, se tournant vers moi : C’est mon maître, me disait-il; je l’ai porté tout petit dans mes bras; quel malheur! — Et il se reprenait à crier : Monsieur le chevalier! monsieur le chevalier !

Il rouvrit enfin les paupières, se remit peu à peu, et à une question que je lui adressai, il répondit en dirigeant son regard vers moi: — Je vous remercie, monsieur, je vais bien maintenant, je regrette la peine que vous avez prise; mais j’ai besoin de repos, et si vous le permettez, je resterai seul avec Giovanni.

Je saluai sans insister, et je rejoignis ma gondole. Les gondoliers refusèrent net de continuer la route, alléguant que c’était folie de vouloir gagner Chioggia par un temps pareil. J’étais très jeune, je l’ai dit; de plus j’étais Parisien, fort novice encore en matière de voyage, et je doutais de peu de chose à cette heureuse époque. Je priai, je menaçai, enfin je fis tant et si bien que les gondoliers consentirent à reprendre leurs rames après avoir juré, par le grand chien de la madone, que cela était impossible, et après s’être mutuellement dit, en guise d’encouragement, qu’ils avaient la peste dans le ventre.

Cela n’alla pas trop mal jusqu’au bout des Murazzi; mais quand il fallut traverser cet étroit bras de mer qu’on nomme la bouche de Chioggia, les choses prirent une assez mauvaise tournure. Un des