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plus complète, moins menacée surtout, que celle dont il avait pu jouir jusque-là, au prix d’un travail énorme et souvent perdu. Les années lui rendaient nécessaire un loisir qu’il n’avait guère connu, et d’ailleurs il se trouvait de plus en plus attiré par l’espèce d’apostolat social qu’il avait pris à cœur dès le début de sa carrière. Il se sentait écouté, il avait beaucoup à dire. Les cinq dernières années de sa vie, à part le temps que lui dérobaient les souffrances d’un corps épuisé, furent consacrées à semer sur un sol fécond la parole de liberté.

À Boulogne, pendant l’été de 1856, les soldats du camp de Wimereux purent voir passer dans leurs lignes un vieillard à cheveux blancs, qui promenait de tous côtés ses vifs regards et sa gaieté juvénile : c’était Douglas Jerrold, ramené en France par ses souvenirs d’exil. Un coup très durement ressenti, — espèce de pronostic sinistre, — vint tout à coup l’y frapper[1]. Il repartit pour l’Angleterre, où la mort allait venir le chercher quelques mois plus tard.

En 1857, le dernier dimanche du mois de mai, à une de ces réunions où M. Russell (le chroniqueur militaire du Times, celui qu’on a surnommé la plume de guerre, — pen of war) racontait ou lecturait, comme on dit chez nos voisins, la campagne de Crimée, Charles Dickens rencontra Douglas Jerrold. Ce dernier était souffrant. Il se laissa pourtant entraîner à Greenwich, où M. Russell avait convié les plus illustres de ses auditeurs. La soirée se passa mieux que Jerrold n’y avait compté. Dickens et lui se séparèrent gaiement après avoir échangé une poignée de main. — « Huit jours plus tard, en revenant de Gad’s-Hill, où il m’avait promis une visite, a écrit le célèbre romancier, une des personnes qui étaient dans le même wagon que moi déplia son journal du matin : — Ah ! dit-elle, Douglas Jerrold est mort ! »

Il était mort en effet le 8 juin, avec un grand calme et une résignation stoïque. « Comment allez-vous ? lui demandait son médecin quelques minutes avant le moment suprême. — Comme quelqu’un qui attend… et qu’on attend,… » lui répondit le moribond. Ses dernières paroles furent le nom du Christ, répété deux fois.

Douglas Jerrold est un écrivain tout anglais, de race pure, un descendant direct de Swift, de Sterne, qu’il n’aimait pas, de Daniel de Foë, de Goldsmith aussi, qu’il leur préférait ; encore ceux-ci sont-ils peut-être plus cosmopolites que lui, moins imbus de cet élément national qui répugne à toute espèce d’amalgame. Quand on veut caractériser d’un seul mot ce mélange de poésie et de bon

  1. La mort, dans des circonstances particulièrement tristes, de son ami et collaborateur M. A’Beckett.