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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/709

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— Je la rencontre aujourd’hui pour la troisième fois.

— Prenez garde, répliqua-t-elle, le nombre trois est un nombre cabalistique; le diable pourrait bien se mêler de vos affaires.

Dès que je fus rentré à la maison, je donnai mes ordres à Giovanni, et au bout d’une heure je savais que la Spadicelli, comme chacun la nommait, habitait une maison de campagne sur les bords de la mer, à un quart de lieue de la ville, près de la route d’Ostuni.

Je ne tenais pas en place. Dès que je pus décemment me débarrasser de ma tante après le déjeuner, je partis. Elle se mit à rire en me voyant ouvrir la porte, et me cria: — Consultez les augures, mon cher neveu, comme doit le faire tout bon général avant de livrer bataille! Je n’eus garde de répondre, et je me lançai sur la route d’Ostuni. J’aperçus bientôt une assez belle maison toute vêtue d’un jasmin grimpé sur des treillages. Un large et ombreux jardin sans clôture l’entourait. Je me glissai sous les arbres, faisant mes pas légers et retenant mon souffle. Au premier étage, devant une fenêtre ouverte, s’avançait un balcon où je vis Annunziata. Elle était debout, garantie par un tendelet contre les rayons du soleil, appuyée sur la rampe, immobile, l’œil perdu vers l’horizon, grande, pâle, enviable et merveilleuse à voir. Je me rappelai les circonstances dans lesquelles je l’avais aperçue pour la première fois, et, laissant monter dans ma voix l’émotion qui m’agitait le cœur, je me mis à chanter la sérénade du Barbier de Séville.

Aux premières notes, Annunziata eut un geste de surprise et presque d’effroi; puis elle dirigea ses regards de mon côté et chercha à pénétrer l’ombre des arbres. Je me montrai tout à coup, et je la saluai enjoignant les mains vers elle. Un sourire que je n’oublierai de ma vie éclaira son visage, elle regarda lentement autour d’elle, et, rabaissant les yeux vers moi, elle laissa tomber un bouquet qu’elle tenait à la main. — Rosine, criai-je en continuant mon rôle, par ta beauté qui m’éblouit, je te jure que demain ne se lèvera pas sans que je t’aie rapporté ton bouquet, dussent tous les Bartholos de la terre me le clouer au cœur à coups de couteau !

Elle mit un doigt sur ses lèvres, et je me sauvai en courant, plus heureux qu’un archange. Lorsque je revins dans ma chambre, j’étais fou d’orgueil et de joie; l’amour m’illuminait, une force mystérieuse était descendue en moi : j’aurais soulevé le monde. Je restai longtemps comme en extase, emporté dans des rêves plus bleus que le paradis. Je repris pied à la vie réelle en voyant mon Homère étalé sur la table. Il était ouvert au douzième livre de l’Odyssée, et une main inconnue avait souligné au crayon les trois vers suivans : « Celui qui, poussé par son imprudence, écoutera la voix des sirènes ne verra plus sa femme ni ses petits enfans qui l’attendent. »