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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/710

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— O ma tante, dis-je à voix basse, si cet avertissement vient de vous, il vient trop tard; ma destinée est là, et quelle qu’elle doive être, j’y marcherai!

Le dîner fut silencieux, trop de choses bouillonnaient en moi pour que j’eusse quelque plaisir à parler. Après m’avoir doucement raillé sur mon peu d’appétit, ma tante respecta mon silence, et, le repas terminé, se mit à tricoter, pendant que je m’enfonçais dans un fauteuil pour mieux suivre mes rêves. Parfois j’apercevais les yeux de ma tante qui me regardaient furtivement avec une expression ironique et inquiète; j’essayais alors de dire quelques mots, mais je retombais vite dans ma taciturnité songeuse. Tout à coup ma tante, répondant avec une étrange perspicacité aux pensées qui m’agitaient, et paraissant continuer une conversation commencée, dit, sans quitter son ouvrage :

— Du reste, le vieux Spadicelli est un brave homme: il aime sa femme comme si elle était sa fille; mais ce qu’il aime encore plus qu’elle, ce sont les coquillages, dont il est fou. Dans le temps de ma jeunesse, c’était un fort beau cavalier, agréable, tout à fait empressé auprès des femmes, et il aurait fait un grand chemin à la cour, s’il n’eût été exilé dans ses terres vers 1815, pour avoir servi le roi Joachim. L’ennui et le désœuvrement l’ont rendu maniaque, ce qui est fâcheux, car il avait de l’esprit. Il était déjà bien vieux quand il épousa Nunziata, il y a de cela une dizaine d’années, et de toutes les folies qu’il a faites celle-là est la plus dangereuse. Je la comprends du reste, et il y a longtemps que je lui ai donné l’absolution de ce gros péché d’imprudence. Il était difficile en effet de voir une créature plus charmante qu’Annunziata; elle venait d’avoir dix-sept ans, et l’on aurait vainement parcouru les Calabres et la Fouille pour trouver son égale. Le pauvre Spadicelli l’adorait, il tremblait devant elle comme un moine devant la madone, et le sot s’imaginait que la bonté remplace la jeunesse et que l’amour filial suffit aux jeunes filles. Je crois qu’il est revenu de ces belles illusions; maintenant il aime les coquilles, et il prétend qu’elles sont moins trompeuses que les femmes.

À ces mots, je me sentis un tressaillement au cœur; j’étais déjà jaloux, et tâchant de prendre un air désintéressé, je répondis : — Est-ce que de mauvais bruits ont couru sur le compte de la Spadicelli? Dans une petite ville comme celle-ci, il me paraît très difficile qu’une femme ait une conduite légère sans que chacun ne le sache à l’instant même.

Ma tante me regarda malignement par-dessus ses besicles. — Mon neveu, reprit-elle, faites-moi l’amitié de ramasser mon peloton de laine qui a roulé sous votre fauteuil; une vieille fille comme moi ne pense qu’à son salut et ne sait rien des cancans du voisinage.