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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/720

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tant j’étais heureux, oui, j’étais heureux, car j’adorais Annunziata, et je sentais que j’étais aimé par elle. N’allez pas croire que les tortures que je m’infligeais eussent diminué mon amour ; non pas, elles l’avaient augmenté. Ma nature douloureuse à l’excès, merveilleusement propre à se forger des maux imaginaires, avait trouvé là son chemin naturel ; elle se jeta avec emportement sur cette pâture dangereuse, et plus je me faisais souffrir par Annunziata, plus je l’aimais.

Je tenais assez bien la promesse que je lui avais faite de ne point la tourmenter de mes inquiétudes ; mais, comme l’on dit, le diable n’y perdait rien, et ma pâleur devait exprimer souvent ce qui bouleversait mon âme. J’écrivais à Lélio, je lui racontais mes angoisses, qu’il ne comprenait guère. « Es-tu fou ? me répondait-il. Pourquoi vas-tu, sur des murailles décrépites, décrocher de vieilles armes rouillées dont tu te frappes à plaisir ? La vie est en avant et non pas en arrière. J’ai pour maîtresse une Transteverine de bonne humeur ; le dimanche, quand elle danse à la villa Borghèse avec quelque beau bouvier de la campagne de Rome, je suis content de son plaisir ; je ne lui demande pas qui elle a aimé ; je sais qu’elle m’aime, je lui en suis reconnaissant, et je me laisse bonnement être heureux. Fais comme moi et renferme dans leur sépulcre tous ces morts inutiles que tu en as tirés ! » Le conseil était bon à suivre ; mais qui a jamais suivi un conseil quand le cœur est affolé comme une boussole brisée ?

Malgré ma ferme volonté de respecter chez Annunziata les souvenirs que mon implacable folie ranimait dans son cœur, j’étais devenu dur et tracassier avec elle. La pauvre enfant avait perdu sa joyeuse insouciance ; quand mon regard attristé se fixait sur elle, elle se troublait, détournait la tête, et dans son cœur je pouvais voir les morts prêts à revivre.

— Ah ! s’écria-t-elle une fois en mettant sa main sur mes yeux, tu y penses encore, tu y penses toujours ! Ne comprends-tu donc pas que c’est toi qui les réveilles malgré moi, ceux qui dormaient d’un sommeil éternel ? C’est toi qui les évoques par tes inquiétudes constantes, c’est toi qui leur donnes une existence nouvelle, c’est toi qui les forces à me troubler encore ; je me reproche ces faiblesses détestables comme si elles étaient des trahisons contre toi, je me sens coupable de tes douleurs, et Dieu sait cependant que je t’appartiens tout entière, sans réserve. Crois-moi, laisse en paix ceux qui ne sont plus. mon Fabio, tu joues avec ton bonheur, tu joues avec le mien, et peut-être regretteras-tu amèrement plus tard d’avoir, sans courage, empoisonné notre vie, qui pouvait être si belle !

Elle avait raison. Je pleurais à ses genoux, j’affirmais de nouveaux sermens ; mais dès que j’étais loin d’elle, les fantômes repre-