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jours et ses nuits se passaient à conduire au port de Saint-Malo un chargement de bois, de pierres ou de sable fin recueilli sur les bancs de la rade. Il retournait à vide vers son village, caché au fond de l’une des baies que la mer, poussée par les vents d’ouest, a creusée le long des rochers qui s’étendent depuis l’embouchure de la Rance jusqu’au cap Fréhel. Quand il rentrait chez lui, Jean-Marie trouvait toujours trois ou quatre gamins chercheurs de crabes et coureurs de grèves qui saluaient son retour par des cris joyeux. Dans cette anse abandonnée, où flottait par hasard quelque maigre canot de pêche, la Victorine avait presque l’air de quelque chose, et les petits vagabonds de l’endroit se disputaient l’honneur de se rendre à bord pour aider Jean-Marie à rejeter dans la mer au moyen de la pompe l’eau salée qui pénétrait assez abondamment dans la cale.

Un jour, Jean-Marie, aidé d’un mousse qui naviguait avec lui sans autre salaire que son pain quotidien, rangeait dans son sloop des racines d’ormeau et des fagots de branches de chêne. La marée était basse, le soleil miroitait sur le sable humide, et la Victorine, échouée près des rochers, ressemblait à un marsouin que le flot, en se retirant, a traîtreusement abandonné sur la plage. Il faisait chaud, c’était au mois de juillet; la sueur perlait au front de Jean-Marie, et son mousse ressemblait à un homard péché sous les rochers de cette côte et que l’on a fait bouillir pour l’expédier à Paris. Tandis que l’équipage du sloop, composé d’un homme et d’un enfant, travaillait ainsi courageusement à la chaleur du jour, une petite voix qui venait de loin se mit à crier : — Hé! Jean-Marie, hé!...

Bien que Jean-Marie soit le nom de tout le monde sur la côte de Bretagne, Jean-Marie Domeneuc se retourna vivement, mais sans lâcher le lourd fagot qu’il tenait entre les mains; le mousse s’assit, s’essuya le front et profita de cet instant de relâche pour se croiser les bras. — Tiens, dit l’enfant, c’est la fille du préposé, la grande Victorine... Où court-elle donc avec son parapluie? — C’était en effet Victorine, la fille du préposé aux douanes; Jean-Marie l’avait reconnue à sa voix. Elle arrivait vers le sloop, son parapluie tendu pour se garantir du soleil, posant le pied avec précaution sur les pierres couvertes d’algues humides. Une grande coiffe d’une parfaite blancheur abritait son visage frais et riant, encadré de cheveux d’un beau noir; elle relevait légèrement sa robe pour poser d’aplomb sur les rocs glissans ses fins souliers, au bout desquels brillait une large boucle d’acier. La jeune fille, après avoir marché jusqu’à l’endroit où la vase cédait sous ses pieds, dut renoncer à pousser plus loin, et appela de nouveau Jean-Marie. Celui-ci, jetant enfin le fagot qu’il portait, s’avança au-devant de Victorine à grandes enjambées, mais sans courir.