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LE CABOTEUR
DU CAP FRÉHEL



I.

Le port d’une ville maritime est comme une cité flottante qui a ses quartiers du haut commerce, ses rues marchandes où s’agite le petit négoce, et ses faubourgs délaissés. La richesse et l’aisance y sont représentées par les grands navires soigneusement peints, à la mâture élancée, aux flancs recouverts de planches de cuivre, amarrés le long des quais au moyen de chaînes solides, et par les caboteurs de toute sorte, relégués au second rang, — bricks, goélettes, chasse-marée aux voiles rouges, revêtus d’une ample couche de goudron. Enfin les petits bâtimens informes et sans nom qui vont humblement s’échouer sur la vase en quelque coin retiré sont l’image de la pauvreté qui se cache. C’est à cette dernière catégorie qu’appartenait un pauvre bateau gréé en sloop, à l’arrière duquel une main inhabile, celle du patron sans doute, avait essayé de tracer en blanc ces mots : la Victorine. Soit que la place lui eût manqué, soit qu’il n’eût pu mener jusqu’au bout une œuvre si difficile pour lui, le peintre avait omis la voyelle finale. Les lettres étaient d’ailleurs d’une grosseur fort inégale, et la mer en avait effacé la moitié. Cependant, bien que le nom du sloop fût devenu à peu près indéchiffrable, il n’y avait personne à Saint-Malo, parmi les gens du port, qui ne connût la Victorine et son patron Jean-Marie Domeneuc. Celui-ci était un grand jeune homme, aux allures silencieuses; depuis trois ans, il luttait avec énergie contre les vents et la mauvaise fortune. Ses