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— Ma pauvre fille a la tête perdue, excusez-la, répliqua le douanier... Voyons, Victorine, allons-nous-en. Viens, que je te reconduise à la maison.

— Jean-Marie, vous qui êtes si brave et si courageux, s’écria Victorine, vous qui avez déjà gagné une médaille d’honneur!...

Elle s’accrochait au câble qui attachait la bisquine au rocher, comme si elle eût voulu tirer à elle le petit navire et se jeter aux pieds du marin.

— Ma médaille, reprit-il, ma médaille!... S’il n’y avait pas une autre récompense à gagner, on ne s’exposerait pas pour si peu... Le bon Dieu n’en donne point à ceux qui périssent pour les autres; il est plus généreux que ça, il leur donne le paradis... Mousse, saute à terre...

— Pourquoi ça, patron?... demanda l’enfant; vous ne pouvez pas manœuvrer la bisquine tout seul... Eh bien! si vous courez au secours de la goélette, je ne vous quitterai pas...

— Embrasse-moi, petit gars; tu ne m’as jamais abandonné, toi; tu ne m’as jamais méprisé depuis que je navigue sur la côte; tu as plus de cœur que tu n’es gros... Largue l’amarre, et à la grâce de Dieu!... Il faut bien faire son métier... de chrétien. — Victorine, ajouta-t-il en se tournant vers la jeune fille, qui suivait ses mouvemens avec une secrète espérance, Victorine, je vous prends à témoin, ainsi que votre père, que je lègue ma bisquine à mon mousse si je viens à périr... A genoux, faisons un signe de croix,... priez pour nous deux !

La jeune fille se mit à genoux; des larmes coulaient de ses yeux, et elle pria longtemps. Il faut bien le dire, en voyant s’éloigner l’homme généreux qui se lançait gratuitement au milieu de la tempête pour secourir son fiancé, c’était encore pour celui-ci qu’elle tremblait. Jean-Marie de son côté, en accomplissant un acte de courage, obéissait peut-être à des instincts qui en diminuaient le mérite. — Ah ! Victorine, avait-il dit tout bas en partant, tu feras toujours de moi ce que tu voudras! Si ton cousin Luc est sauvé, ce sera à moi qu’il devra la vie, et il n’aura plus le droit de me regarder du haut en bas! Je serai plus grand que lui!...

Puis, refoulant dans son cœur ces sentimens de vanité dès que la première vague vint frapper la proue de la bisquine sortie de la crique où elle s’abritait, il rentra franchement et sans arrière-pensée dans son noble rôle de sauveteur. L’état effrayant de la mer lui rappelait qu’il avait autant de chances de paraître devant Dieu que de revoir le rivage. Quant au mousse, alerte et résigné, il suivait son patron avec cette héroïque simplicité qui fait les grands dévouemens.