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manité, la marche idéale et régulière qui seule fait comprendre la marche réelle.

Si la distinction dont je parle a pour premier et plus grand résultat de séparer le bloc immense et confus de l’histoire en deux parts, l’une le nécessaire, l’autre le contingent, et y projette de la sorte la plus vive clarté que l’esprit humain puisse y obtenir, elle a un second résultat, qui est important : c’est de montrer que tout ce qui ne fut pas spontané fut empirique. L’état et les hommes d’état n’eurent pour se décider que l’empirisme. Sans doute, quoi qu’ils aient fait, ils ne purent jamais rien faire sans prendre à partie les forces inhérentes à la société et déterminantes de l’histoire; mais ils ne surent ni qu’elles existaient, ni s’ils leur venaient en aide ou en opposition. Ainsi en fut-il de l’art médical, qui, par comparaison, peut tant servir à éclairer l’art politique. Tant que la médecine n’eut ni anatomie ni physiologie, elle fut uniquement empirique : rien ne la dirigeait que l’empirisme obtenu par l’observation attentive de cas dont la solution dépendait de conditions inconnues; mais quand le flambeau de la science abstraite commença de luire pour elle, le secret des phénomènes dont elle ne voyait que l’extérieur se laissa pénétrer. Aucun flambeau de ce genre n’a lui dans le passé pour l’art politique; cet art a toujours été réduit à l’extérieur des phénomènes sans en soupçonner jamais l’intimité. Et voyez sa position désavantageuse, et combien sa tâche était plus difficile même que celle de l’art médical! Le médecin n’a affaire qu’à l’homme individuel, dont la courte vie n’implique qu’un nombre limité de désordres et d’accidens; le politique a affaire aux sociétés, à l’humanité, dont la vie, immensément longue, comporte tant de variations et de péripéties. Ce seul mot permet d’entrevoir combien l’art de gouverner les hommes l’emporte en complexité sur celui qui s’occupe de guérir leurs maladies et de procurer leur hygiène.

J’ai dit que tout ce qui ne fut pas empirique fut spontané. J’appelle ici spontané ce qui s’est établi sans que l’état l’ait voulu ou prévu, ou même pu empêcher. Comme il est certain que l’état est postérieur à la société, et que c’est la société qui a fait l’état, et non l’état la société, il est certain aussi que la société garde toujours son droit de priorité et sa prérogative créatrice, qu’elle fait valoir aux grandes époques. Les régimes sociaux sont partout indépendans du gouvernement; ils le déterminent, et ne sont pas déterminés par lui. L’état dans Athènes ou dans Rome païenne, dans l’Espagne catholique, dans l’Angleterre protestante, dans la Turquie musulmane, ne pourra jamais se dégager du milieu qui le produit et qui le porte. Il y a dans tout état une portion spontanée,