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LA DEVISE
DES CRUENTAZ



I.

« Il m’est arrivé quelquefois, quand le hasard de mes destinées me replaçait au milieu des conditions paisibles et régulières de cette vie, quand j’étais le soir, au milieu d’une ville, dans quelque pièce bien close d’une maison bien hantée, au coin du feu, entouré de visages sourians, de tomber dans une singulière rêverie. Je songeais à la grande, à l’éternelle, à la mystérieuse existence qui se poursuit tout autour des espaces étroits où se pressent les fourmilières humaines; je laissais mes pensées s’envoler vers ces êtres imposans et muets dont j’ai longtemps préféré l’aspect à celui de mes semblables. Je revoyais les flots qui m’ont porté tant de fois aux lieux où m’ont poussé les vouloirs d’un destin bizarre et violent, ces montagnes qui m’ont caché quand mon âme était audacieuse et sauvage comme elles, ces arbres dont les poses de géans révoltés flattaient les emportemens désespérés de ma jeunesse. Je me disais : Ils existent encore, tous ces objets vivans d’une attrayante et redoutable vie dont j’ai été le compagnon. A l’heure qu’il est, arbres, montagnes et flots resplendissent dans les clartés nocturnes de leur beauté souveraine. Qui peut m’enchaîner loin de ce monde avec qui j’ai fait une si puissante et si solennelle amitié? »

Ces paroles appartiennent à celui dont nous allons raconter l’histoire. Nous les avons recueillies il y a longtemps, et souvent elles