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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/886

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tative. Je pensai que je serais en mesure d’employer la force si cette tentative échouait, et qu’il valait mieux cacher dans une maison un acte de violence destiné à protéger une famille chrétienne que d’en rendre témoin toute une ville musulmane. Je changeai donc toutes mes dispositions; je remontai dans la salle du repas, où j’enjoignis à mes serviteurs de se rendre, et où je priai mes hôtes de rester. Ce fut là que j’attendis le pacha. Ce dignitaire fit au milieu de nous une bruyante invasion avec le secrétaire, que je venais de rosser, et deux ou trois porte-pipes. Son extérieur, son costume auraient donné quelque chose de grotesque à cette scène, si en ce moment après tout il n’y avait pas eu en jeu des intérêts sacrés, des passions ardentes, et si chacun de nous n’avait senti dans l’air ce je ne sais quoi de solennel et d’excitant qui annonce le sang près de couler.

— Saïd-Pacha, dis-je au jeune musulman, vous avez été élevé en France, vous avez pu connaître et apprécier la civilisation ; j’espère que vous comprendrez ce qu’ont de sauvage vos procédés de ce soir, et que vous allez redevenir l’honnête homme avec qui j’ai eu jusqu’à présent de bons rapports.

« Mais dans ce coin obscur de la Turquie, l’homme que j’avais vu dans les rues de Pera ou à l’ambassade de France était de nouveau possédé par les instincts de sa race. Dans sa redingote étriquée, dans son pantalon mal taillé et d’une ridicule couleur, sous son étroite calotte d’où s’échappait une chevelure de Trissotin, il éprouvait les mêmes fureurs que ce poétique pacha de Janina dont le luxe fit presque excuser la cruauté.

— Laisse-moi emmener la fille de ce chrétien, s’écria-t-il en s’avançant vers Larissa, ou je t’apprendrai quelle est la folie d’un étranger qui veut changer les mœurs d’un pays où on le tolère.

« Par un mouvement que je ne saurais oublier, la jeune Grecque se serra contre moi. Je sentis sa tête sur ma poitrine, et il me sembla qu’il s’épanouissait dans mon cœur comme une fleur brûlante sous la pression de ce pur et charmant visage.

— Ne bouge point, dis-je au Turc, reste immobile, ne fais point un seul pas, ou tu trébucheras contre ta tombe.

« En disant ces mots, j’avais mis à la main un de ces sabres à garde d’acier dont les lames droites et fines portent des coups sûrs et dangereux. Même dans les armées orientales, j’avais toujours employé cette arme de préférence aux cimeterres, que je n’ai jamais pu prendre au sérieux. On peut dire que la mort de Saïd était écrite chez Dieu pour ce jour-là. Le pauvre diable de son côté mit au jour une large lame de Damas, qui dans ses mains n’avait rien de terrible, et se dirigea vers moi. J’étendis le bras tout simplement, et mon sabre