Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 20.djvu/885

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Au moment où je portais à mes lèvres le vin doré que venait de parfumer cette fleur précieuse, un serviteur entra tout effaré, et dit quelques mots à l’oreille de mon hôte.

« Aussitôt le vieillard pâlit, et, comme sous l’action subite d’un avertissement intérieur, car elle ne pouvait pas avoir entendu ce qui venait de se dire, la maîtresse du logis se leva et se précipita vers sa fille, qu’elle serra étroitement dans ses bras. Le serviteur qui avait interrompu notre repas venait apprendre à son maître qu’un pacha de passage dans la petite ville où je faisais cet honnête souper envoyait quérir Larissa, dont on lui avait vanté la beauté. On peut juger de l’effet que produisit sur moi cette nouvelle. Je cherchai pourtant à calmer mon hôte. Je connaissais le pacha en question. C’était un grand jeune homme de vingt-quatre à vingt-cinq ans, élevé en Europe, d’une physionomie ridicule, mais qui m’avait paru de mœurs douces, une sorte de dandy éthique, démenti vivant des proverbes qui consacrent la force de sa nation. J’écrivis un mot à Saïd-Pacha, ainsi s’appelait ce seigneur musulman, qui lui-même écrivait fort correctement le français; je lui dis que j’avais pris sous ma protection la maison de mon hôte, et que je le priais de diriger autre part ses intentions galantes. Quelle ne fut pas ma surprise quand, au bout de quelques instans, je vis, en réponse à mon billet, arriver un de ces renégats subalternes, secrétaires, médecins, valets de chambre, que les dignitaires musulmans traînent d’ordinaire avec eux! Ce grossier et farouche Figaro me dit en termes fort inconvenans que son maître m’enjoignait de ne pas contrarier ses désirs, et qu’il allait venir chercher lui-même la jeune fille qu’il réclamait, si elle ne lui était pas sur-le-champ livrée. Ici, je l’avoue, le sang chrétien, le sang espagnol, le sang des Cruentaz me monta au visage; j’en sentis mes joues brûlantes et mes yeux injectés. J’appliquai sur les épaules de l’ambassadeur une rude correction, et je lui dis que j’attendais la visite dont il menaçait mes hôtes. Puis je me rappelai rapidement Charles XII à Bender, et je résolus de défendre la maison où je me trouvais, quand elle serait attaquée par toute une armée.

« J’avais avec moi peu d’hommes, mais c’étaient des hommes dont j’étais sûr. Égyptiens d’origine, mes trois serviteurs avaient contre les Turcs une haine qui ne demandait qu’à se montrer. Je fis donner des yatagans aux fils de mon hôte, qui devaient me servir de réserve, et je descendis dans la cour: mais presque aussitôt j’aperçus à travers la porte le pacha arrivant avec une suite si peu nombreuse que mes préparatifs de défense me parurent d’une pompe inutile, et que je changeai mon plan tout à coup. Je pris le parti de le laisser entrer et de faire sur son esprit une nouvelle ten-