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zouaves ont une histoire qui n’est pas très différente. Ils ne formaient d’abord qu’une troupe aventureuse toute locale, avec un notable mélange d’élémens indigènes. Peu à peu le corps agrandi, l’élément indigène a été rejeté : il n’est plus resté qu’une troupe toute française durcie à tous les périls et à toutes les fatigues ; puis le jour est venu où l’unique régiment qui a existé pendant longtemps n’a plus suffi : avec le noyau primitif, on a formé trois régimens liés entre eux par les souvenirs, par le nom, par le costume, et gardant toujours cette physionomie originale et distincte dans les masses épaisses de l’infanterie française. Ces trois régimens, dont la création remonte à peine à quelques années, ont été depuis sept ans partout où il y a eu un combat, et chacun d’eux a déjà son histoire. Ils ont été décimés par le feu et par les maladies, ou plutôt ils ont été presque entièrement renouvelés ; c’est toujours le même esprit, cet esprit traditionnel qui fait d’un régiment une sorte de famille guerrière groupée autour du drapeau.

Telle est l’histoire que raconte pour sa part l’auteur des Souvenirs d’un Officier du 2e de Zouaves. Ce que ces soldats sont capables de faire, on n’a qu’à le relire dans les récits du général Cler sur la campagne de Crimée. Ils n’ont pas du tout l’héroïsme sombre, comme on sait ; ils se consolent par un mot de bien des fatigues et de bien des peines, toujours prêts à recommencer. Qu’on se souvienne surtout de cette terrible nuit du 23 au 24 février 1855, où deux bataillons de zouaves se précipitèrent sur les ouvrages russes pour les bouleverser, et dans l’obscurité la plus profonde livrèrent le plus effroyable combat. Le colonel Cler fut sur le point d’y rester ; il se sauva presque miraculeusement, et en regagnant les tranchées françaises il se heurta contre des zouaves qui revenaient à la charge, quoique la retraite fût sonnée. « Où allez-vous ? leur cria le colonel. — Ah ! c’est vous, mon colonel, lui dirent ces braves gens ; on nous avait dit que vous étiez pris, nous allions vous chercher, fût-ce au milieu de Sébastopol. » A la fin de la campagne, il ne restait plus que quelques détachemens de cette valeureuse troupe. Le général Cler raconte plus d’un épisode intéressant de ces scènes ; il fait revivre en un mot ce régiment dont il fut le chef, avec son esprit, sa manière d’être, ses joviales façons et son héroïsme. Ces souvenirs s’effacent aujourd’hui devant des luttes nouvelles. Un fait curieux à remarquer dans ces actions de guerre qui se multiplient aussi bien que dans les récits du général Cler, c’est le caractère nouveau de notre armée, ce caractère qui peut se montrer d’une façon plus originale chez les zouaves, mais qui se retrouve partout, l’intelligence individuelle du soldat. Autrefois les armées étaient des masses mises en mouvement par des têtes intelligentes chargées de les conduire ; aujourd’hui nos soldats marchent en quelque sorte d’eux-mêmes : ils concourent de leur esprit à l’action ; ils pénètrent quelquefois le secret des mouvemens qu’on leur ordonne, et cette sorte d’intelligence critique vient en aide à l’entrain indomptable du courage au lieu de l’affaiblir. Le général Cler, dans ses récits, laisse bien voir ce caractère nouveau de notre armée, et dans cette bataille même où il a succombé, ses soldats ont montré une fois de plus ce que peut cette alliance de l’intelligence et de l’intrépidité chez des hommes conduits par des chefs vigoureux.


CH. DE MAZADE.


V. DE MARS.