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Prina écoutait, et « de contentement se fondait en jus de réglisse. » Sur Rocch continue : « Ces pilules, dit-il, nous les avalons pour l’amour de notre petit François[1], car il est Italien. Sa femme elle-même n’est-elle pas née à l’ombre du Dôme? Nous sommes bons pour lui, et il est bon pour nous; nous sommes incapables de lui faire du mal, et il est incapable de nous faire du bien. Enfin il est si bon que la vérité a failli parvenir jusqu’à lui. — Tous ces bavardages, interrompt Prina, n’aboutissent à rien. Enfin qu’a-t-il fait? — Jusqu’à présent, répond sur Rocch,... vraiment... oui,... jusqu’à présent il n’a pas encore commencé; mais on dit... A la fin des fins, notre petit François est le roi des honnêtes gens. — Le roi des honnêtes gens! réplique aussitôt Prina. Et moi alors, que signifie l’état où je suis? » — Ici de singulières excuses de sur Rocch pour ses compatriotes. Le tout se termine par une injure intraduisible que Prina adresse à l’empereur. Sur Rocch, effrayé, ne lui laisse pas achever le mot compromettant; « mais, ajoute-t-il avec sa naïveté malicieuse, l’écho s’était chargé de faire entendre la syllabe qui manquait. »

Stendhal avait peut-être raison de dire qu’il n’y a rien dans Crabbe ni dans Byron d’aussi énergique que la Vision de Prina; il a tort seulement de croire que Grossi était redevable à Dante de ce chef-d’œuvre populaire. Si Grossi avait lu Dante comme tout le monde, il ne s’était pas formé à si forte école. Il puisa cette verve incisive, cette vigueur accidentelle dans le souvenir de faits propres à frapper vivement l’imagination, et dont le temps n’avait pas encore amoindri l’horreur; l’originalité, la puissance de l’expression, vinrent de ce que les mœurs et la langue du Milanais lui permettaient d’employer le mot propre et d’éviter la débilitante périphrase. Malheureusement cette inspiration fut unique en sa vie. L’âme de Grossi n’était pas de celles dont la persécution augmente l’énergie. Héritière de l’épopée, la nouvelle en vers, qu’il aborda dès ce moment, n’en peut observer les grandes divisions et les règles traditionnelles : un court récit ne se prête pas à tant de mise en scène. Il ne reste que le tour poétique, si difficile à trouver en parlant de petites choses. Voilà donc le double écueil : ou l’emploi inopportun des machines épiques dans un sujet modeste, ou les allures prosaïques du roman dans un cadre poétique.

Le poème de la Fugitive servit à Grossi de transition : c’est une

  1. Au commencement de son règne, le petit François (François II comme empereur d’Allemagne, François Ier comme empereur d’Autriche) passait pour un homme simple et bon que M. de Metternich menait par le bout du nez. La caricature de ce prince couvrait alors les murs de Milan. On le représentait orné d’un long nez. Le ministre tenait ce nez dans sa main et conduisait ainsi son maître derrière lui.