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excelle à rendre les contrastes des situations extrêmes, la mêlée et le choc des passions diverses dans un ensemble puissant, à créer des types vigoureux comme ceux de Bertram, de Marcel et de Fidès, qui se gravent dans l’imagination de tous, et qu’on ne peut plus oublier, à remplir ses immenses toiles de fracas, de vie et de lumière. Dans quel drame moderne trouve-t-on un plus beau caractère de femme que celui de Valentine des Huguenots, et une scène plus touchante que le duo du troisième acte avec Marcel : Ah ! l’ingrat ? Existe-t-il un air plus pathétique que celui de Grâce dans Robert, un tableau plus poétique et plus nouveau que l’acte des nonnes dans le même chef-d’œuvre? Je ne dis rien du quatrième acte des Huguenots, une des plus belles pages de musique dramatique qui existe; mais le divertissement et la grande scène de l’église du Prophète, ainsi que la scène militaire de l’Étoile du Nord, ne sont-Ils pas le produit d’une imagination plus souple et plus variée qu’on n’est disposé à le croire? On reproche à Meyerbeer de manquer de mélodie. Il n’a pas sans doute la mélodie de tout le monde, ces lieux-communs qui courent les rues, et que les vieux troubadours aiment à répéter en s’accompagnant de leur guitare fêlée. Musicien dramatique avant tout, Meyerbeer pourrait dire avec Gluck à ses contradicteurs : « Si j’ai réussi à plaire au théâtre, j’ai atteint le but que je me proposais, et je vous assure qu’il m’importe fort peu que ma musique déplaise dans un concert ou dans un salon[1]. » Grand tacticien, coloriste plein de relief, Meyerbeer pourrait encore ajouter ces paroles que l’auteur d’Armide dit à un ami : « Il faut que vous sachiez que la musique, dans sa partie mélodique, ne possède que peu de ressources. Il est impossible, par la seule succession de notes qui forme le caractère de la mélodie, de peindre certaines passions... » Voilà ce que les compositeurs d’album et les faiseurs de canzonette ne comprennent pas; mais le public, qui depuis trente ans bientôt applaudit les œuvres de Meyerbeer, n’écoute que l’émotion qu’il éprouve, et laisse aux gazetiers l’esprit qu’ils dépensent à nier la clarté du jour et la puissance d’un si grand maître.

Il est temps de nous résumer. Dans ce siècle de grandes péripéties, de rénovation universelle, où la politique, la poésie, les sciences et les arts ont étendu l’horizon de la vie et reculé les bornes de l’univers, la musique, et particulièrement la musique dramatique, a aussi renouvelé ses formes, élargi ses tableaux, vivifié ses couleurs et multiplié le nombre des caractères. Entre Weber et Rossini, qui ont une manière si différente de procéder et dont l’œuvre immortelle exprime un monde d’idées et de sentimens si opposés, Meyerbeer est parvenu à se créer une personnalité profonde et originale. L’opéra du Pardon de Ploërmel, bien supérieur à l’Étoile du Nord, est, selon nous, l’ouvrage le plus simple, le plus agréable et le plus franchement mélodique qu’on doive à l’auteur illustre de Robert et des Huguenots.


P. SCUDO.

  1. Vie de Gluck, par Anton Schmid, p. 426, etc.