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en Allemagne et en Italie, la France, qui ne comprend et n’apprécie guère que la musique exclusivement dramatique, reste fidèle à la double tradition. de Gluck et de Grétry. Spontini et Méhul sont des disciples, des imitateurs éloquens du créateur d’Armide et des deux Iphigénies, tandis que l’influence de Grétry produit au théâtre de l’Opéra-Comique un essaim de délicieux et charmans compositeurs dont M. Auber est le successeur illustre. Sur ce vaste théâtre où Gluck, Piccini, Sacchini, Spontini, étaient venus successivement élargir le cadre de la tragédie lyrique créée par Lully et Rameau, en soumettant leurs génies divers au goût sévère de la tradition française, Rossini vient également écrire quatre chefs-d’œuvre, et il termine sa glorieuse carrière par la merveille qu’on nomme Guillaume Tell.

On pouvait croire que toutes les grandes combinaisons de la musique dramatique étaient épuisées, et qu’après Rossini et Weber, si profondément différens, une nouvelle transformation du drame lyrique était impossible. On raisonnait sans tenir compte de l’inépuisable fécondité de la nature. On vit apparaître alors un homme patient, au génie profond, doué à la fois d’une imagination puissante et d’une rare finesse d’esprit. Allemand d’origine et par la forte éducation musicale qu’il avait reçue, devenu un peu Italien par sympathie et par entraînement, il est Français par la logique de son intelligence éminemment dramatique. Après quelques années d’épreuves et de tâtonnemens, de succès partiels qui lui donnent le sentiment de sa force, il vient à Paris, où l’attiraient les tendances diverses de sa nature, et il se révèle au monde étonné dans une œuvre, Robert le Diable, qui produit un immense retentissement. Les Huguenots, le Prophète et l’Étoile du Nord étendent et fixent sa réputation. Je sais tout ce qu’un goût exclusif et partial peut dire sur le style et la manière souvent compliquée de Meyerbeer. Nous-même nous ne sommes arrivé à la complète intelligence de son œuvre que par un grand désir d’équité, pensant, comme le disait Poussin, que nos appétits ne doivent pas seuls juger des beautés de l’art, mais aussi la raison. Parce qu’on se sent naturellement porté vers cette famille de génies délicats et harmonieux qui épurent la réalité par l’idéal et tempèrent la force par la grâce, génies chastes, contenus et vraiment divins, qui se nomment Virgile, Raphaël, Racine, Mozart, faut-il méconnaître les génies mâles et robustes qui se complaisent dans l’expression de la grandeur, dans la peinture des caractères vigoureux et des passions compliquées, comme Michel-Ange, Shakspeare, Corneille et Beethoven? La première qualité d’un juge ou d’un critique, n’est-ce pas l’Impartialité, je veux dire l’impersonnalité qui oublie pour un moment ses affections secrètes, ses prédilections de nature, pour ne voir que ce qui est soumis à son jugement, pour mieux comprendre l’œuvre et l’artiste qui n’appartiennent pas à l’ordre d’idées et de sentimens qui lui sont facilement sympathiques? Quel pauvre esprit serait celui qui, élevé dans l’admiration d’un Titien ou d’un André del Sarto, ne comprendrait pas Rembrandt, ce coloriste puissant, qui aime le fracas des ombres et des lumières, les grands contrastes du clair-obscur, les types plus vigoureux que nobles, et les scènes de la vie bourgeoise d’où il fait jaillir une pensée profonde et l’intérêt dramatique !

Telles sont aussi les qualités de l’œuvre et du génie de Meyerbeer. Il