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se porter librement d’un endroit à l’autre. Il n’y a pas eu de grands foyers de prospérité publique, pas de centres commerciaux. Les villes sont restées misérables, même dans les situations les plus favorables au commerce. Il y a eu beaucoup de production et point de débouchés. Le seigle et l’avoine sont les céréales produites en plus grande abondance, et qui sont absorbées principalement par les producteurs eux-mêmes. Si les serfs n’avaient pas été attachés à la glèbe, il est probable que l’aspect du pays aurait été tout autre. La population rurale, abandonnée à elle-même, se serait répandue beaucoup plus au large. Bon nombre de travailleurs auraient recouru à l’exploitation forestière ; des établissemens industriels se seraient élevés au milieu des forêts impénétrables qui couvrent le nord de la Russie. Les villes auraient été peuplées, et les fabriques auraient prospéré, à l’aide d’un travail libre. »

Ces réflexions paraissent d’une grande justesse. On ne porte jamais atteinte impunément à la liberté des personnes et des propriétés. L’institution du servage, déjà si mauvaise, se complique encore en Russie d’une autre coutume plus mauvaise encore, s’il est possible, quoiqu’elle ait trouvé de nombreux preneurs, l’organisation communale. M. Wolowski a déjà exposé ici même[1], avec une grande autorité, les inconvéniens de ce communisme pratique, qui peut avoir au premier abord quelque chose de patriarcal et de respectable, mais qui ne supporte pas l’examen. On a voulu en faire une institution particulière à la race slave, mais des traces de coutumes analogues se retrouvent aux origines de toutes les nations de l’Europe, et partout elles disparaissent devant la civilisation. L’auteur des Observations préalables en indique en peu de mots les mauvais effets. « Les paysans, dit-il, sont devenus si friands des morceaux de terre plus fertiles que d’autres, qu’ils font des cadastres à leur guise et se partagent les quatre ou. cinq hectares dont ils jouissent en six ou douze lots ; ils espèrent établir par là une plus grande égalité entre les cultivateurs. Ils divisent de la sorte les bons morceaux en longues bandes qui n’ont pas plus de dix mètres de largeur. Ils se cognent avec leurs charrues les uns contre les autres, se livrent des combats sur la lisière de leurs bandes, renouvellent les partages de la terre à mesure que la population augmente, et quelquefois rien que sur la réclamation de quelques individus qui se croient lésés, et se coalisent pour forcer la commune à une nouvelle répartition du sol. »

La conséquence à tirer de ces faits, c’est qu’il faut supprimer le plus promptement possible les deux maux de la culture en Russie, la servitude de la glèbe et l’organisation communiste. Il résulte cependant des bases posées par le gouvernement pour le projet d’émancipation qu’il s’agirait de conserver l’une et l’autre en les déguisant ; en même temps que la liberté, les paysans recevraient, d’après ce projet, une maison avec son enclos et un lot de terre à la condition de payer au seigneur une redevance perpétuelle, et la commune serait solidaire du paiement de cette redevance. C’est contre ces bases que s’élève l’auteur des Réflexions préalables, et autant qu’il est possible de se prononcer sur une question si vaste et si complexe dont nous ne possédons qu’imparfaitement les élémens, il doit être dans

  1. Voyez les livraisons du 1er  et 15 juillet, et du 15 septembre 1858.