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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/28

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conserve de patriotisme, on tombe dans un délaissement pénible en songeant que la loi qui nous défendait hier nous condamne aujourd’hui, et qu’il faut désormais, si l’on ne veut languir oublié et enterré soi-même, lui passer hardiment sur le corps. Carrel dut ressentir d’autant plus profondément l’amertume qui suit une démarche si décisive qu’en se ralliant à la république il ne déclarait pas seulement la guerre à une institution politique en vigueur, il brisait en apparence avec la société tout entière. Telle était encore en effet, en 1833, la trace profonde et sanglante laissée par les souvenirs de 93, qu’aux yeux d’un Français ordinaire la république était moins une forme de gouvernement proprement dite que la commune ennemie de tout gouvernement régulier. Elle n’apparaissait aux imaginations qu’escortée de la guillotine et du maximum. Le petit noyau républicain auquel Carrel apportait l’appui inattendu de son talent, principalement recruté parmi de vieux conventionnels et de jeunes membres des sociétés secrètes, n’avait rien fait, il faut le dire, pour détruire cette formidable association d’idées. Tout son langage au contraire, parsemé d’arrogantes apologies de la terreur, de complaisances pour Danton et d’enthousiasmes mystiques pour Saint-Just et Robespierre, semblait destiné à agiter incessamment devant le public ce drapeau sanglant. Puis, bien que ces doctrines socialistes n’eussent point alors la précision et la rigueur qu’elles ont reçues depuis, bien que les idées de révolution sociale fussent encore très vagues dans toutes les têtes, il n’en est pas moins vrai que dès lors la principale préoccupation du petit parti qui se groupait sous l’étendard de la république était moins de changer les institutions politiques que d’altérer, par des mesures radicales, la distribution naturelle de la richesse entre les citoyens. L’espérance de pouvoir venir en aide à la misère des pauvres en disposant en leur faveur du superflu des riches y était hautement avouée et servait d’appui pour attirer et retenir la confiance des masses populaires. Il n’en fallait pas davantage pour qu’un républicain parût aux yeux de tous un homme qui en voulait non au trône, mais au repos domestique et aux intérêts privés de toutes les familles.

La tâche que Carrel s’imposait en acceptant ce nom suspect était donc ardue et complexe. Il fallait d’une part réhabiliter la république, lui faire reprendre au nombre des institutions régulières et dans l’estime des honnêtes gens la place qu’elle avait tenue dans les écrits de tous les publicistes de l’antiquité et du moyen âge, et que la terreur lui avait ôtée. Il fallait rompre la solidarité sanglante établie entre la république, l’échafaud et les assignats. Il fallait persuader aux Français que le jour où ils se coucheraient en république, ils pourraient encore dormir dans leur lit, qu’un républicain pouvait vivre, vendre, acheter, jouir même au besoin tout