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montante, musique en tête. Je la suivis. Arrivé en face du palais habité alors par le souverain de la Toscane, et qui porte encore le nom du simple particulier par lequel il fut édifié, je m’arrêtai un instant pour en contempler l’imposante masse et l’aspect sévère. Je montai à la galerie. Après avoir donné un coup d’œil aux lumineuses marines de Salvator Rosa, au brillant portrait de femme appelé la Belle, de Titien, je m’absorbai dans l’étude du Léon X peint par Raphaël. Je faisais réflexion qu’un jury enverrait les deux acolytes du pape aux galères rien que sur leur mine, lorsque le si chiude (on ferme) de trois heures vint résonner à mon oreille étonnée. Escorté par un laquais en livrée grise et par une manière de gendarme bleu, blanc et rose, je gagnai la porte et pris le chemin des Uffizi, le tout sans plus penser à Pepe qu’à l’économie politique. Le moyen de songer à un vetturino en face du palais de la seigneurie! Je m’installai sous la loge des Lanzi, et de là, avec les noirs et élégans piliers du portique pour premier plan, mon regard et ma pensée errèrent un peu au hasard de l’Or-San-Michele à l’arcade aérienne lancée entre le palais et les Offices. Voici le Persée de Benvenuto Cellini et la Judith de Donatello. Voilà la statue équestre de Côme, non pas le premier tyran, mais le premier duc de Toscane. Les armes de toutes les villes sont peintes sous le collier de mâchicoulis du palais-citadelle, témoin de tant de crimes et de tant d’actes héroïques, théâtre de tant de luttes et de révolutions politiques. C’est dans cette espèce de donjon, plus petit de beaucoup que les châteaux ruinés de Coucy et de Pierrefonds, que le Christ fut deux fois proclamé roi de Florence et deux fois détrôné par les Médicis. Dans ce coin laissé vide étaient les maisons des Uberti, rasées par le peuple en 1258. Ici Michel Lando brandissait son étendard à la tête des ciompi, là fut dressé le bûcher de Savonarole. La vue de l’Agora et du Forum n’évoque guère plus de souvenirs que cet étroit espace, où deux bataillons ne pourraient manœuvrer.

Comme mon regard retournait du David de Michel-Ange à l’entrée de la via Caciajoli, il rencontra celui d’un cocher qui, du milieu de la place, m’invitait, avec force coups de fouet, à monter dans sa calèche. La voiture était attelée de deux chevaux gris : c’était peut-être celle de Pepe. Je m’approchai : elle portait précisément le numéro 52; mais, bon Dieu! quelle aveugle divinité que l’amour! Un grand nez crochu, une bouche fendue jusqu’aux oreilles, des yeux louches, une voix éraillée, criant : Cascine, Fiesole, signore? Bellosguardo?

— Est-ce bien vous qui vous appelez Pepe Gamba? dis-je au vetturino, n’en pouvant croire ni la couleur de ses chevaux, ni le numéro peint en blanc sur la caisse de sa voiture.