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mais cette évolution, exécutée avec peu de prudence, amena l’une d’elles, la derniètje, sur un banc de sable, où elle s’engrava profondément, à trois milles seulement au-dessous de Futtehghur. Vainement tous ceux qui la montaient se jetèrent-ils à l’eau pour la dégager : elle résista, chargée d’un poids énorme, à tous leurs efforts. Il fallut rappeler la seconde barque, qui dut remonter le courant pour venir au secours et prendre à son bord les fugitifs ainsi arrêtés.

Pendant toutes ces opérations, les heures s’écoulaient, et les cipayes mettaient le temps à profit pour amener sur le bord du fleuve, en face du banc d’échouage, quatre gros canons qui tirèrent sans relâche sur les malheureux équipages. C’était cette horrible canonnade qui tenait en suspens les résidens de Kussowrah. Par bonheur, cette batterie improvisée et mal pointée ne produisit à peu près aucun mal. Le transbordement s’effectua sans accident grave, et les deux barques continuèrent à descendre le Gange ; mais quelques milles plus bas, vis-à-vis le village de Singheerampore, l’une d’elles toucha le fond et s’y incrusta solidement. Les cipayes, manœuvrant au bord du fleuve de manière à ne point perdre de vue la proie qui venait d’échapper à leur sanglante convoitise, amenèrent aussitôt deux pièces d’artillerie, et la canonnade du matin reprit de plus belle. En outre, deux grandes barques arrivaient de Futtehghur, chargées de soldats, et sous le double feu du rivage et de ces redoutes flottantes, quelques-uns des plus hardis en vinrent à l’abordage. Un des témoins, un des acteurs de ces horribles scènes les racontait quelques semaines plus tard à M. Edwards. C’était M. Jones, autre protégé de Hurdeo-Buksh :


« J’étais au départ, lui disait-il, dans la troisième des embarcations, et je passai dans la seconde après le premier échouage. À Singheerampore, les paysans, nous voyant ensablés, ouvrirent sur nous un terrible feu de mousquets à mèche. Puis deux canons furent braqués sur nous, et nous mitraillèrent à loisir. J’étais dans l’eau, poussant, soulevant la maudite barque toujours immobile, quand j’aperçus les deux bateaux armés qui descendaient en droite ligne sur nous. Je remontai aussitôt pour prendre ma carabine, restée fort heureusement sous le pavillon de poupe. Au moment où je mettais la main dessus, je vis un cipaye qui lentement soulevait le chappur (la tenture) de la barque, et regardait à l’intérieur. Celui-là ne vécut pas longtemps, je le tuai raide ; mais aussitôt, décharge générale de mon côté. Un de nos négocians, M. Churcher l’aîné, fut blessé à mort. L’abordage eut lieu ensuite, et gentlemen, ladies, nous nous jetâmes tous dans le Gange. Ce que je vis en dernier lieu sur notre bateau, ce fut le pauvre M. Churcher se débattant au milieu d’une mare de sang dans les convulsions de l’agonie, et le capitaine Fitz-Gerald, qui soutenait d’une main sa femme assise sur son genou, tandis que de l’autre, restée libre, il tenait un fusil braqué sur l’ennemi. Nous avions de l’eau jusqu’à la ceinture, et le courant était très fort.