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Le fond se trouvant d’ailleurs un sable très fondant, très mobile, il était excessivement difficile d’y garder pied. Aussi plusieurs d’entre nous furent-ils bientôt entraînés et noyés. À peine dans l’eau, j’avais pour ma part attrapé une balle qui m’avait entamé l’épaule droite, mais sans briser l’os. Le major Robertson, à quelques pas de moi, résistait au courant, soutenant sa femme d’une main, portant de l’autre leur petit enfant, et, lui aussi, blessé à la cuisse. Mistress Robertson échappa bientôt à l’étreinte de son mari, et disparut sous l’eau. Robertson alors, plaçant l’enfant sur ses épaules, se mit à nager dans le courant[1]. Je n’étais plus bon à rien : je songeai donc à me tirer d’affaire en nageant, soit que je pusse aborder plus bas, ou rejoindre la première barque… »


M. Jones rejoignit en effet la barque, après avoir alternativement nagé ou fait la planche pendant un espace de cinq ou six milles, et il ne fut pas le seul à exécuter ce qui semble, dans les circonstances données, un tour de force presque miraculeux. Le lendemain, au point du jour, un autre échappé de Futtehghur, M. Fisher, blessé très grièvement à la jambe, regagna, lui aussi, la barque d’avant-garde, tantôt en se soutenant sur l’eau, tantôt en se traînant sur le rivage, « Il fut hissé à bord plus mort que vivant, raconte M. Jones, et tenant les discours les plus incohérens sur sa femme et son fils, tous deux noyés sous ses yeux. » Le destin de ces deux hommes si singulièrement arrachés à la mort devait être bien différent. M. Jones se trouva si à l’étroit sur la barque, où se pressaient près de quatre-vingts fugitifs, qu’il saisit avec empressement l’occasion de la première halte pour descendre dans un village de l’Oude, en face duquel on avait fait escale afin de se procurer quelques vivres, et dont les habitans se montraient favorablement disposés. Une fois à terre et couché sur un lit de camp (charpoy) qu’un des paysans avait mis gracieusement à sa disposition, le pauvre blessé se sentit si à l’aise d’une part, si épuisé de l’autre, que lorsqu’on vint le réveiller de la part du colonel Smith pour lui enjoindre de rentrer à bord, il n’hésita point à refuser net. Se regardant déjà comme à peu près mort, il demandait qu’on l’abandonnât à son destin, et il résista si bien qu’en fin de compte la barque partit sans lui. Or, quelques heures plus tard, elle longeait le territoire de Bithoor, le domaine du terrible Nana-Sahib, dont les échappés de Futtehghur ignoraient encore les abominables trahisons. Les promesses les plus formelles de sauvegarde et de protection, transmises de sa part au colonel Smith, trouvèrent malheureusement créance chez cet honorable officier. Une fois à terre, le massacre commença immédiatement sous les yeux du sanguinaire rajah. « Les femmes et les enfans, a dit M. Mead, furent expédiés à coups de sabre et de lance. Les hommes

  1. Hâtons-nous de dire que le major Robertson fut du très petit nombre des sauvés ; il dut la vie à la protection de Hurdeo-Buksh, ainsi que M. Churcher le cadet.