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dialogue, la barque avait franchi l’endroit périlleux. Devant Bithoor, devant ce lieu sinistre dont le nom est irrévocablement associé à celui de Nana-Sahib, la situation devint plus critique.


« Nous commencions à nous féliciter d’être enfin hors de tout danger. Dhunna-Singh lui-même, notre providence[1], écartant le rideau qui nous masquait par devant : « Vous voilà, disait-il, sur vos terres. Venez regarder et respirer un peu. Il n’y a plus besoin de mystère. » Jones allait profiter de la permission, et quitter l’étroit abri où nous avions passé la nuit dans toute la gêne imaginables lorsqu’au moment où il enjambait par-dessus moi, poussé par un singulier instinct, je lui saisis le pied en le priant d’attendre encore un peu… Ces mots venaient à peine de franchir mes lèvres, que le rideau antérieur fut brusquement replacé. Un homme nous hélait du rivage. Dhunna-Singh lui ayant demandé qui il était : « Je suis, répliqua l’autre, un des cipayes de Jussah-Singh. On m’a donné mission de venir avec quelques-uns des hommes du nana chercher par ici quelques-uns de ses effets, qu’il a laissés derrière lui quand il a dû s’éloigner après la prise du fort. » Dhunna-Singh, par ses adroites réponses, réussit à tromper complètement son interlocuteur, et à lui persuader qu’il était le partisan zélé tant de Nana-Sahib que de Jussah-Singh, son fidèle coopérateur. Au moment où nous reprenions notre voyage le long de quelques bâtimens élevés, plusieurs coups de fusil partirent successivement, et nous vîmes quelques centaines d’hommes éparpillés à l’entour de ces bâtimens. Comme au reste nous n’entendîmes siffler aucune balle, il est à croire que ces décharges de mousqueterie avaient lieu en l’honneur de la grande fête mahométane du Mohurrum. Il est vraiment singulier que nous ayons réussi à passer complètement inaperçus de ces nombreux soldats, au service de nos plus mortels ennemis. »


Au moment même d’arriver, et lorsque déjà ils entrevoyaient les remparts de Cawnpore, un simple accident faillit encore les perdre. Poussée par un coup de vent contraire et nonobstant les efforts des rameurs complètement épuisés, la barque dévia du côté de l’Oude. Or il se trouvait là, — et ils ne s’en aperçurent qu’alors, — un : avant-poste ennemi chargé d’observer les troupes campées à Cawnpore. Ses tentes étaient visibles, et quand les soldats aperçurent une embarcation qui se rapprochait du rivage sans qu’ils pussent s’expliquer cette manœuvre suspecte, leurs tambours, leurs clairons sonnèrent l’alarme ; on put croire un instant qu’ils allaient faire feu sur le bateau dont la présence les inquiétait ; mais il n’en fut rien. À grand renfort de bras, les fugitifs regagnèrent le milieu du Gange, et bien peu d’instans après ils voyaient accourir d’autres soldats amorçant déjà leurs fusils pour tirer sur eux… Heureusement ceux-ci étaient les Sikhs du général Havelock.

  1. Dhunna-Singh, de Tirowah Pulleah, était un zemindar de l’Oude étroitement lié avec Hurdeo-Buksh, et que les fugitifs avaient pris à bord en passant devant sa forteresse.