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plus mûre pour la mort qu’aucune nation de l’Europe. Souvent, quand je visite les bibliothèques et que je vois dans de magnifiques salles, réunies en de magnifiques volumes, les œuvres de Rousseau, d’Helvétius, de Voltaire, je me demande : Quel bien ont-ils fait ? Est-il un seul d’entre eux qui ait atteint son but ? Ont-ils pu arrêter la roue qui, emportée par un mouvement continu, s’avance toujours vers l’abîme ? Oh ! si tous ceux qui ont écrit de bons ouvrages avaient fait la moitié du bien qu’ils ont mis dans leurs livres, oh ! que le monde irait mieux ! Cette étude des lois de la nature, sur laquelle semblent s’être concentrées toutes les forces intellectuelles de la France, où conduira-t-elle ? Pourquoi l’état distribue-t-il à tant d’établissemens des millions destinés à la propagation des sciences ? Est-ce amour de la vérité ? L’état ! un état ne connaît d’autre profit que celui qui peut se calculer à tant pour cent. Il veut donc appliquer la vérité ; à quoi ? aux arts et métiers. Il veut que les commodités de la vie deviennent plus commodes encore ; il veut sensualiser les choses sensuelles, raffiner le luxe le plus raffiné, et quand à la fin l’esprit de volupté et de mollesse le plus exigeant n’aura plus de désirs à concevoir, qu’arrivera-t-il ? Oh ! que la volonté qui gouverne le genre humain est incompréhensible ! Privés de la science, nous tremblons devant tous les phénomènes de l’air, notre vie est exposée aux bêtes féroces, une plante vénéneuse peut nous donner la mort, et sitôt que nous entrons dans le domaine de la science, sitôt que nous appliquons nos connaissances pour assurer et protéger notre vie, nous voilà déjà sur la route qui conduit au luxe et à tous les vices de la sensualité… Et cependant, supposé que Rousseau ait eu raison de répondre négativement à la question de savoir si les sciences ont rendu les hommes plus heureux, que de contradictions étranges résulteraient de cette vérité ! Il fallait bien des siècles avant que l’homme pût acquérir assez de science pour reconnaître enfin… quoi ? qu’il devait rejeter toute science. Force lui était alors d’oublier tout ce qu’il avait appris, de réparer de son mieux sa faute séculaire, et aussitôt la misère recommençait… Ainsi donc, en fin de compte, faisons ce que nous voulons, nous ferons toujours bien. Oui, en vérité, si l’on considère que nous avons besoin d’une vie tout entière pour apprendre comment il faut vivre, et que, même dans la mort, nous ne soupçonnons pas encore ce que le ciel veut de nous ; si nul ne connaît le but de son être et de sa destinée ; si la raison humaine ne peut parvenir à se connaître elle-même, à connaître l’âme, la vie, les choses qui nous entourent ; si, depuis des siècles, on doute encore de l’existence du droit, — Dieu peut-il exiger qu’une telle créature soit responsable de ses actes ?… Eh bien donc ! faire ce que le ciel exige de nous visiblement, indubitablement, cela suffit. Vivre aussi longtemps que l’air gonfle nos poumons, jouir de ce qui fleurit autour de nous, faire çà et là quelque bien, parce que cela aussi est une jouissance, travailler afin de pouvoir jouir et agir, donner la vie à d’autres pour qu’ils le fassent de même à leur tour et que la race soit perpétuée, puis mourir… Celui qui fait cela et rien de plus, le ciel lui a révélé son secret. La liberté, une maison, une femme, voilâmes trois désirs, et je répète chaque jour ma demande au lever et au coucher du soleil, comme un moine répète ses vœux. »


Voilà dans quel chaos de sentimens contraires se débat le mal-