Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 21.djvu/625

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

II

Ce fut là un heureux épisode au milieu de cette vie désordonnée, En même temps qu’il remplit ses fonctions, il revient à ses travaux poétiques ; il achève sa comédie de la Cruche cassée, il travaille d’après Molière à son Amphitryon, il commence sa tragédie de Penthésilée, et surtout il écrit deux nouvelles considérées avec raison comme des chefs-d’œuvre, la Marquise d’O…, et Michel Kohlhaas. Ajoutons à cette liste un grand drame, la Famille Schroffenstein, publié sans nom d’auteur en 1803, et nous pourrons nous faire une complète idée des inspirations du poète dans cette première période.

La Famille Schroffenstein est un drame violent, inégal, bizarre, qui n’a pu être écrit que par un poète, La pièce, qui se passe dans la Souabe du moyen âge, nous montre les deux branches d’une même famille divisées par des haines féroces. On y retrouve de temps en temps un souvenir lointain des Capulets et des Montaigus ; mais que de différences entre l’œuvre d’Henri de Kleist et le magnifique drame de Shakspeare ! Dans la pièce anglaise, Juliette et Roméo réconcilient deux races ennemies ; une inspiration tendre, profonde, vraiment humaine et développée avec une logique admirable, préside à l’ordonnance du drame, domine tous les contrastes, circule à travers toutes les péripéties, fait éclater enfin sur un théâtre de haines le poème merveilleux de l’amour. Nulle logique au contraire dans le drame du poète allemand. S’il y a un jeune homme et une jeune fille qui s’aiment comme Juliette et Roméo, cet épisode ne semble avoir d’autre but que de fournir au poète des scènes d’une grâce toute printanière ; ce n’est pas l’amour d’Ottocar et d’Agnès qui réconciliera leurs familles. Le hasard domine tout dans cette composition désordonnée. Pourquoi les chefs des deux branches, Rupert et Sylvestre Schroffenstein, se jurent-ils une guerre à mort ? Par suite d’une méprise : le fils de Rupert a été trouvé mort dans la campagne, et Rupert se persuade que son enfant a été assassiné par l’ordre de Sylvestre. De là toute une série de représailles qui enfantent de nouvelles méprises et produisent le plus sanglant des imbroglios. En vain quelques-uns des personnages de la pièce s’efforcent-ils de dissiper ces ténèbres ; la nuit va s’épaississant de scène en scène jusqu’au moment où, par une dernière méprise, les deux pères tuent chacun leur propre enfant dans une caverne de la montagne.

Certes voilà une œuvre étrange : on dirait une tragédie dont le hasard est le héros ; mais le hasard n’a rien de tragique, et il n’y a pas de drame possible sans la lutte des passions. Des méprises, des malentendus, sont-ce bien là les élémens d’une action tragique ?