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effacer la gloire à jamais. Ne voyez-vous pas que la contradiction est flagrante ? En 1813, vous combattiez pour vos foyers ; en 1859, vous combattriez pour des oppresseurs. En 1813, la France vous dominait ; en 1859, elle soutient une cause juste, et tous les cœurs généreux sont pour elle. Vous ne seriez pas les fils des hommes de 1813, si vous preniez les armes contre l’indépendance d’un noble peuple.

L’intérêt de l’Allemagne est-il donc engagé dans la guerre qui vient de commencer ? Les intérêts de l’Autriche en Italie sont-ils les intérêts de la confédération germanique ? L’histoire prouve précisément le contraire. Si l’Allemagne ne veut pas être dupe, elle ne se dévouera pas pour l’Autriche, qui jamais ne s’est dévouée pour elle. Un spirituel publiciste, dont j’ai plus d’une fois attaqué les doctrines, mais qui me semble voir très clair dans cette question, M. Charles Vogt, écrivait dernièrement : « On ne peut servir qu’un maître ; l’Autriche en sert trois, l’Allemagne, l’Italie et l’Orient. Si l’Allemagne l’appelle à son aide : Je ne peux, dit-elle, l’Orient m’occupe, l’Italie me réclame… Mais que son intérêt l’exige, oh ! alors l’Autriche se souviendra tout à coup qu’elle est allemande. » Voilà le langage d’un homme qui aime son pays et ne se paie point de grands mots. Il y aurait tout un livre à écrire sur les embarras que causent à la confédération germanique les possessions de l’Autriche en Italie. Cette Allemagne, si justement jalouse de son indépendance, que peut-elle répondre à ceux qui lui montrent l’Autriche opprimant Venise et Milan ? Et l’Allemagne libérale, l’Allemagne poétique et savante, celle qui, depuis Goethe et Platen jusqu’à Niebuhr et Mommsen, a fait tant de beaux travaux sur l’Italie, ne souffre-t-elle pas de voir que ses œuvres sont effacées et déshonorées par la présence des Croates sur la terre de Paul Véronèse et de Léonard de Vinci ? Ah ! si l’épée de la France et du Piémont, comme nous en avons le ferme espoir, arrache la Lombardie et la Vénétie à la domination de l’Autriche, ce ne sera pas seulement l’Italie qui pourra se réjouir de son affranchissement ; l’Allemagne aussi, la véritable Allemagne sera délivrée d’un lien qui lui pèse. Nous reviendrons sur ce point, car nous devons plus d’une réponse à nos confrères d’outre-Rhin, et ce n’est pas incidemment qu’il faut traiter une telle question. Ces réflexions pourtant sont-elles déplacées dans un chapitre d’histoire littéraire ? Je ne le pense pas ; à propos d’un poète qui aima passionnément l’Allemagne et la justice, je ne sors pas de mon sujet en disant aux publicistes de Berlin et de Munich, de Francfort et d’Augsbourg : Soyez justes et restez Allemands.


Saint-René Taillandier.