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SCÈNES DE LA VIE DES LANDES.

grand taureau blaireau qui s’y trouvait la veille, on vit apparaître un animal bizarre ressemblant à une chèvre et portant, dirigées en avant du front, deux cornes aiguës comme deux pointes de carrelet : c’était Rosalie, la vache de la course d’Aire, qui déjà une fois avait failli tuer Frix. À peine l’eut-elle aperçu qu’elle courut sur lui avec la rapidité d’une balle. Il ne quitta pas le béret ; mais soit qu’il fût troublé, soit qu’elle connut ses feintes, il ne put éviter le coup de cornes et tomba atteint en pleine poitrine.

Un cri affreux, perçant, celui de Margaride, domina toutes les rumeurs de l’arène.

— Tirez la corde, tirez la corde ! cria-t-on de tous côtés à Moucadour ; mais celui-ci glissa sur le sable, et tomba par terre en lâchant la corde. Cependant la vache s’acharnait toujours sur le pauvre Frix, qui avait perdu connaissance ; elle le pétrissait sous ses pieds, elle lui labourait le corps et la figure avec ses cornes, et en même temps elle poussait de tels mugissemens que la terreur se mit dans l’arène, et que tous les écarteurs se sauvèrent sous les barrières.

Ce premier mouvement de frayeur ne dura pas une minute. Tous coururent à la corde et entraînèrent la vache. On alla alors au secours de Frix. Le maire, le médecin, les commissaires l’entourèrent. La vache l’avait roulé dans le sang ; il présentait un aspect horrible. On le transporta au presbytère ; mais le prêtre et le médecin n’eurent rien à faire : Frix était mort.

Au moment où on le portait hors de l’arène, on emportait deux autres personnes, Margaride, qui avait perdu connaissance, et Moucadour, qui prétendait avoir attrapé une entorse.

VI.

La mort de Frix mit fin à la fête. Quelques étrangers voulaient que la course continuât, mais les habitans de Sainte-Quitterie s’y opposèrent. Frix était généralement aimé. Toutes les femmes pleuraient ; les hommes voulaient mettre le feu à la maison de Moucadour, qui s’était caché. Personne ne l’accusait d’avoir voulu faire tuer Frix, on l’accusait d’avoir voulu le faire prendre dans l’intérêt des écarteurs étrangers. Quant à Angoulin, il profita du tumulte et du désordre pour quitter le village en emportant l’argent destiné aux prix de la course.

Jean Cassagne accompagna sa nièce jusque chez lui ; il était soucieux. Il comprenait qu’il y avait dans la mort de Frix autre chose qu’un accident. Il connaissait Angoulin et Moucadour ; il soupçonnait un crime. Les cinq mille francs le tentaient, car autant que personne il aimait une bonne affaire ; mais le sang était de trop.