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ne connaît d’autres grandes douleurs que les froides douleurs du souvenir, et d’autres grandes joies que les brillantes et très insubstantielles joies de l’espérance. Peuple vaniteux, mais enthousiaste et exempt de tout égoïsme, il est toujours porté à vivre à l’extérieur, à chercher les spectacles, en sorte qu’on pourrait dire qu’il ne s’aime pas tout en paraissant beaucoup s’aimer, et qu’il n’est rien qu’il ne juge préférable à lui-même. Enfin le peuple français est de tous les peuples le plus dénué de tempérament ; il n’a que des passions de tête et des ardeurs d’esprit. De là le caractère essentiellement idéaliste, abstrait, utopique de sa littérature, ce quelque chose de froid et de brillant qui marque ses conceptions, cette absence de chaleur physique, d’odeur de sang et de chair qui distingue ses expressions des sentimens humains. Ainsi s’explique le peu de faveur que la peinture de la réalité a toujours trouvé parmi nous. Depuis quelques années, il est vrai, il y a eu dans notre littérature certaines tentatives de réalisme ; mais en fin de compte ces tentatives n’indiquent aucune modification sérieuse dans notre caractère, elles ne sont qu’un accident qui correspond à certains phénomènes politiques de notre société démocratique, et la dernière conséquence littéraire du romantisme agonisant. Tout autre est le peuple anglais : il aime la réalité avec ardeur ; c’est son élément favori. Il aime la réalité comme l’animal aime son hallier, comme l’oiseau aime l’arbre où est bâti son nid, comme le poisson aime sa vase. Cet amour profond de la réalité établit entre lui et les objets qui l’entourent des relations intimes, des communications sympathiques qui lui permettent de pénétrer le secret et d’extraire la poésie de toute chose. Il ne vit pas dans le passé et dans l’avenir, il met toute son âme dans le présent ; la possession est pour lui le suprême bien, to have is to enjoy. Avant de mettre son bonheur dans le but suprême qu’il poursuit, il le met d’abord dans l’effort que nécessite l’accomplissement de ses projets. Exempt de vanité, mais rempli d’égoïsme, il vit pénétré d’estime pour lui-même. Plein d’amour pour ses habitudes, il n’est rien ni personne qu’il préfère à lui. Le vaste monde tient tout entier pour lui dans l’étroite enceinte de sa demeure, dans sa cabane, dans son atelier, voire dans sa chambre de célibataire. Toute la poésie lyrique de la terre sera contenue pour lui dans la personne de la femme aimée qui a partagé sa joie et ses peines, fût-elle la plus vulgaire des ménagères, dans le berceau de l’enfant qui dort près de lui, fût-il le plus malingre et le plus laid du monde. Tout le zèle chrétien que peut inspirer l’Évangile sera déployé pour propager quelques pamphlets religieux, ou introduire quelque mesquine innovation dans la liturgie de l’église ; toute l’ardeur d’esprit qui peut animer un homme