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sera mise au service de quelque projet d’importance infime, d’une réforme postale ou d’une révolution accomplie dans-la fabrication du sucre. Faut-il s’étonner que la réalité, aimée avec tant d’ardeur, soit peinte avec tendresse ? Faut-il s’étonner si elle se révèle dans les œuvres anglaises avec un éclat, une vivacité, une couleur, une grâce, une plénitude de force, une puissance de séduction que nous ne lui avons jamais connus ? Non, car il y a eu pour ainsi dire sympathique échange entre le peintre et le modèle, entre la réalité et celui qui l’a reproduite.

Et voilà pour quelle raison le lecteur anglais suit avec ardeur, avec curiosité, sans se lasser un seul instant, les trois énormes volumes qu’il a plu à M. Elliott de consacrer à une histoire de village. Douze cents pages employées à raconter la séduction d’une jeune fermière par un squire adolescent, les infortunes amoureuses et les félicités conjugales d’un pauvre charpentier des campagnes ! C’est beaucoup, direz-vous. Eh bien ! je vous assure qu’après les avoir lues, j’ai à peine trouvé que c’était assez. C’est une simple histoire de village, il est vrai ; mais toute la vie de ce village a été pour ainsi dire extraite du sol, cueillie par l’auteur. C’est un gigantesque bouquet champêtre qu’il vous présente, plein de richesses odorantes et colorées, un de ces bouquets comme vous en avez mainte fois rapporté dans votre jeunesse de vos excursions à travers champs, et que vous aimiez à conserver plusieurs jours dans un large vase, comme un souvenir de quelques belles heures d’activité étourdie : branches épineuses d’églantier sauvage arrachées aux haies vives, ronces en fleur, grosses branches de lilas cassées sans soin à l’arbre favori du printemps, grandes herbes barbues, ajoncs dorés ! Le roman d’Adam Bede ressemble à ce gigantesque bouquet. Il en a la fraîcheur, le parfum, la grâce simple et sauvage. Parcourir les pages de ce livre est comme se promener sur quelque bruyère, ou respirer l’air salubre du matin, accoudé à quelque fenêtre ouverte sur un grand parc ou sur une vaste prairie. Des figures familières traversent cette campagne modeste, dont les paysages n’ont aucune grande prétention pittoresque, dont les sites n’ont rien de particulièrement romantique ; figures bien familières en effet, et qui sont en parfait rapport avec le paysage qu’elles animent : le ministre de la paroisse, le principal fermier du squire, sa femme et ses nièces, le maître d’école, le jeune héritier du manoir héréditaire, deux jeunes charpentiers laborieux et leur vieille mère. Ce ne sont pas, comme vous voyez, des personnages d’un monde idéal ; la beauté est représentée par une jeune fermière, la grandeur morale par une petite paysanne méthodiste, la religion du devoir par un jeune artisan : oui, mais l’auteur s’est intéressé à eux, a sympathisé avec eux,