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et le successeur de l’évêque Épiphane, nous jouissions du repos sans songer à l’avenir ; mais voilà que tout à coup l’ennemi, l’infatigable fabricateur de crimes, amoncelle des fermens de douleurs ; voilà que sa main répand dans l’ombre la semence des discordes, et que, par l’espérance de nouvelles révolutions, il éveille, il excite des hommes perdus[1]. »

Ces hommes perdus, c’étaient les soldats de l’empire, et le démon qui les agitait était celui de la cupidité. L’idée que Rome leur devait bien, à eux ses défenseurs, la même faveur qu’à ses ennemis, Goths, Burgondes et Franks, à qui elle distribuait ou laissait prendre ici des terres, là des colons et des villes ; cette idée, excitée tout naturellement par l’exemple de ce qui se passait en Gaule et en Pannonie, avait fini par s’enraciner dans la tête des auxiliaires barbares. Sans doute Oreste ne leur avait rien promis avant la révolte, il avait même décliné soigneusement, en homme habile, toute occasion de se prononcer pour ou contre de semblables demandes ; mais il se trouvait tacitement engagé par la révolte dont il recueillait le fruit. En favorisant l’ambition d’un homme qu’elles regardaient comme un Barbare d’adoption, les bandes d’Attila devaient penser qu’elles seraient traitées comme elles voulaient l’être. Elles attendirent donc patiemment pendant quelques mois qu’il prît l’initiative d’une distribution de territoire en Italie ; puis, quand elles ne virent rien arriver, elles se crurent frustrées. Un vif mécontentement éclata ; les cabales succédèrent aux murmures ; une partie de l’armée menaça de s’insurger. Le foyer de l’agitation se trouvait dans le corps formé de Ruges, de Scyres, de Turcilinges, qui occupait en ce moment les camps retranchés de la Ligurie. C’étaient précisément les troupes sur lesquelles Oreste avait dû le plus compter, celles qui, selon toute probabilité, avaient le plus fait pour son élévation. Peut-être le patrice, en les éloignant, avait-il voulu se dérober à leurs réclamations ; et pour contre-balancer l’effet de cette sorte de disgrâce, il s’était entouré de Barbares moins exigeans et du peu de Romains qui restaient encore sous les drapeaux de Rome.

La fermentation des camps de Ligurie aboutit d’abord à une requête solennelle adressée au patrice pour lui demander au nom de l’armée la concession du tiers des terres en Italie. On se flattait sans doute d’être très modéré dans la demande, quand les Visigoths et les Burgondes s’attribuaient en Gaule les deux tiers du territoire, et que d’autres Barbares prenaient tout. Oreste refusa courageusement. Au fond, il avait le cœur romain, et, flatté de la confiance que les Italiens

  1. « Ecce ille quietis ncscius, et scelerum patrator inimicus, magna dolorum incrementa conglutinat. Discordiae crimina clandestinus supplantator interserit, spe novarum rerum, perditorum animos inquiétat. » Ennod., Vit. Epiphan., p. 348.