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suspectes en objectant la présence à Milan des armées alliées. Si la guerre conduisait nos armées dans d’autres parties de l’Europe, est-il possible de supposer quelles recevraient nulle part un accueil semblable à celui qu’elles ont trouvé a Milan ? S’imagine-t-on que des populations russes, allemandes, anglaises, recevraient ainsi les vainqueurs de leurs gouvernemens ? Provoquerions-nous de tels témoignages dans les autres provinces de l’empire autrichien ? Partout ailleurs de semblables manifestations seraient regardées comme une trahison honteuse et lâche, comme une oblitération monstrueuse du sens moral et du sentiment patriotique, et le vainqueur lui-même s’en détournerait avec dégoût. Lorsqu’un phénomène si étrange se produit chez un peuple, ce n’est point le peuple qu’il accuse, c’est le gouvernement déchu qu’il condamne devant la conscience de l’humanité. Certes, avant la guerre, bien des esprits généreux en Europe pouvaient hésiter devant un acte aussi grave que la violation des traités invoquée en faveur de la libération d’un peuple ; mais, puisque la guerre a tranché les liens du droit public, qu’il faut respecter même lorsqu’on on souffre, ces esprits sont affranchis d’un douloureux scrupule, et ne doivent plus former qu’un vœu : C’est que l’Italie ne soit plus replacée sous un joug qu’elle déteste, et qu’elle soit laissée maîtresse de ses destinées. Ce sentiment a fait déjà par exemple de grands progrès en Angleterre ; les proclamations des souverains entrés à Milan répondent à cette tendance des esprits : l’une, celle de l’empereur, en déclarant que la France ne vient point en Italie avec un système préconçu pour déposséder les souverains et imposer sa volonté ; l’autre, celle du roi Victor-Emmanuel, en promettant l’union fondée sur des institutions libres, car ces mots, quoiqu’ils soient omis dans les traductions publiées par quelques journaux français, sont dans le texte de la proclamation du roi de Sardaigne. Il s’élève là une barrière morale qui rend impossible, dans l’état de l’Europe, le rétablissement de la domination autrichienne sur la Lombardie. Les manifestations italiennes, qui dépassent maintenant les limites lombardes, qui éclatent dans toutes les villes qu’occupaient les Autrichiens et qu’ils évacuent, à Ferrare, à Bologne, à Ancône, sont à nos yeux le résultat le plus important de nos succès militaires, précisément à cause de la force qu’elles donnent à la cause de l’indépendance italienne auprès de tous les esprits éclairés et modérés de l’Europe. Nous ne sommes plus au temps où les peuples étaient faits pour les gouvernemens ; nous sommes à une époque où la conscience de l’humanité veut que les gouvernemens soient faits pour les peuples. Or qui oserait, en présence du mouvement qui se produit en Italie, vouloir restaurer par la force, en brisant tous les vœux des populations, l’ordre de choses qui s’écroule dans la péninsule ? Le spectacle de ce mouvement produit, comme nous venons de le dire, en Angleterre une profonde impression : on en trouve une marque significative dans le discours que lord John Russell vient de prononcer à la chambre des communes. Nous serions surpris que l’Allemagne, qui possède à un si haut degré le sentiment de la nationalité, demeurât aveugle devant cette explosion d’une nationalité qui croit toucher à sa délivrance, et que les intérêts légitimes de l’Italie, si éloquemment plaidés par les Italiens eux-mêmes, n’eussent pas la puissance de calmer ses passions anti-françaises. La France dans un tel mouvement d’opinion recule en effet au second plan, à la seule place qu’elle veuille