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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/334

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pensée, l’originalité de l’esprit était en danger de périr sous le niveau oppresseur de l’opinion publique, devenue souveraine. Il a cru voir, par l’influence de la démocratie croissante, décliner dans son pays l’énergie des caractères et la supériorité des talens, et c’est dans la crainte d’une déchéance de l’humanité par le nivellement qu’il a entrepris de réviser la notion de la liberté, et de revendiquer la chose en faveur de l’individu, non-seulement contre le pouvoir, mais contre la société, non-seulement contre la loi, mais contre l’opinion. Cette pensée, honorable dans son principe, n’est pas sans justesse dans l’application, et il est vrai que, même du côté de ceux qui se croient le plus loin des doctrines de servitude, certaines idées se sont élevées qui ne tendent pas à moins qu’à l’asservissement de la personnalité par la communauté. Ces idées insidieuses et funestes, il est d’autant plus heureux que M. Mill s’en déclare l’antagoniste qu’il appartient aux rangs avancés du parti qu’on appelle progressif, qu’il ne s’est jamais montré insensible aux plaintes de la démocratie, qu’il a même tenté, dans ses derniers essais d’économie politique, de faire une part à certaines réclamations du socialisme. Enfin M. Mill est en Angleterre de ce petit nombre de penseurs qui ont paru déférer aux doctrines de M. Auguste Comte, c’est-à-dire aux doctrines qui placent l’émancipation du genre humain dans la substitution de l’école polytechnique au clergé ou à l’aristocratie du moyen âge, et qui par conséquent nous promettent pour toute liberté un changement de despotisme. Suivant elles, l’humanité à la lettre ne combattrait que pour le choix des tyrans. M. Mill est loin de ces énormités. Par une honorable réaction, il proteste contre les conséquences qu’on avait imputées à quelques-unes de ses idées, et s’élève avec la plus grande force précisément contre les excès de doctrine qu’on l’avait trop légèrement accusé d’encourager.

Sous ce rapport, nous ne pouvons qu’approuver l’esprit dans lequel son ouvrage est conçu, et l’on remarquera combien cet esprit est d’accord avec celui qui inspire l’ouvrage de M. Simon. Les deux écrivains se sont attachés l’un et l’autre à réclamer, sous le nom général de liberté, la liberté de l’individu, et ce concours d’intentions et d’efforts chez deux philosophes si différens d’origine et même de doctrine est certainement une preuve frappante de l’importance du but qu’ils se proposent, de la gravité du danger qu’ils veulent conjurer.

Mais tandis que M. Simon est un élève de Platon, M. Mill est primitivement un disciple de Bentham. Quoique son esprit s’ouvre à une foule de considérations et d’idées auxquelles Bentham fermait étroitement le sien, quoiqu’il tienne compte de presque tout ce dont