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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 22.djvu/364

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leurs argumens. Aussi M. Livingston, ministre des États-Unis à Paris, y faisait-il de vains efforts pour alarmer le gouvernement français et pour obtenir de lui quelques explications sur ses vues à l’égard de la Louisiane. Le premier consul semblait ne pas plus tenir compte des États-Unis que s’ils n’avaient pas existé, mépris assurément fort exagéré et fort aveugle, mais qui peut seul expliquer comment il avait pu reprendre le projet suranné de fonder un empire français au-delà de l’Océan. Le jour où la France s’était décidée à seconder l’émancipation des colonies anglaises et à se créer un allié puissant dans le Nouveau-Monde, elle avait dû renoncer et elle avait renoncé en effet à la pensée d’établir sa propre domination dans ces lointaines contrées; elle avait sciemment livré l’Amérique aux rivaux qu’elle voulait susciter à la Grande-Bretagne. Occuper des régions depuis longtemps convoitées par eux, leur barrer le passage vers le sud, les renfermer dans des limites que la force des choses devait les amener à franchir, c’était détruire l’œuvre de Louis XVI, c’était créer un antagonisme factice entre des nations naturellement amies, c’était intéresser les États-Unis à l’abaissement de la France et les contraindre à s’appuyer sur la Grande-Bretagne.


« Il n’y a sur le globe, écrivait Jefferson à M. Livingston, qu’un seul point dont le possesseur soit notre ennemi naturel et habituel : c’est la Nouvelle-Orléans. C’est par là en effet et par là seulement que les produits des trois huitièmes de notre territoire peuvent s’écouler. En nous fermant cette porte, la France fait acte d’hostilité contre nous. L’Espagne pouvait la garder encore pendant de longues années. Son humeur pacifique et sa faiblesse devaient l’amener à nous accorder successivement des facilités de nature à empêcher son occupation de nous être trop à charge; peut-être même se serait-il produit avant peu des circonstances en présence desquelles une cession aux États-Unis serait devenue pour elle l’occasion d’un marché fort profitable. Mais lorsqu’il s’agit des Français, la question change de face. Eux, ils sont d’une humeur impétueuse et d’un caractère énergique et turbulent; nous, malgré nos goûts tranquilles, malgré notre amour pour la paix et pour la poursuite de la richesse, nous sommes aussi arrogans, aussi dédaigneux de la richesse acquise au prix de l’honneur, aussi énergiques, aussi entreprenans qu’aucune autre nation du monde. Établir un point de contact et de froissement perpétuel entre des caractères ainsi faits, créer entre eux des rapports aussi irritans, c’est rendre impossible l’amitié de la France et de l’Amérique. La France et l’Amérique seraient également aveugles si elles se faisaient illusion à cet égard. Et quant à nous, il nous faudrait être bien imprévoyans pour ne pas prendre tout de suite certains arrangemens en vue de cette hypothèse. Le jour où la France s’emparera de la Louisiane, elle prononcera la sentence qui la renfermera pour toujours dans la ligne tracée le long de ses côtes par le niveau des basses mers; elle scellera l’union de deux peuples qui, réunis, peuvent être maîtres exclusifs de l’Océan; elle nous contraindra à nous marier avec la flotte et la nation anglaise. »