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leurs terrains entre les mains de tiers acquéreurs qui disaient avoir traité sur la foi d’un acte législatif, et prétendaient ne pouvoir être dépossédés. Le cabinet de Jefferson, chargé d’examiner leurs réclamations, proposa au congrès de les indemniser de la perte que leur ferait supporter l’éviction, en leur accordant 5 millions de dollars. C’était leur rendre dix fois plus que les spéculateurs primitifs n’avaient payé. Une telle prodigalité parut monstrueuse à John Randolph, et il la combattit de la façon la plus offensante pour le cabinet. On cessait d’être honnête homme aux yeux de ce despotique tribun dès qu’on ne se rangeait pas à son avis. Il n’hésita donc pas à déclarer en pleine assemblée que tous ceux qui défendaient la transaction proposée étaient ou intéressés dans l’affaire, ou gagnés par les intéressés. Bien que la majorité républicaine commençât à se lasser des allures dictatoriales et de l’extravagante insolence de son leader, John Randolph fit néanmoins assez d’impression sur la chambre pour amener le rejet du bill. L’administration ne lui pardonna pas cette incartade. Un des amis de M. Randolph, ayant fait entendre à Jefferson qu’il serait aisé d’apprivoiser l’intraitable démagogue en le nommant ministre à Londres, n’obtint du président qu’un refus péremptoire. Outré de se voir si peu compté par des hommes qu’il avait l’habitude de traiter en cliens, M. Randolph n’attendit que l’ouverture de la session de 1806 pour entrer en guerre ouverte avec le gouvernement. Il n’entraîna guère avec lui qu’une demi-douzaine de votans, et la chambre se remit beaucoup plus aisément qu’il ne l’avait prévu de l’émoi causé par sa défection. Cette défection n’en causa pas moins dans l’état-major républicain un vide difficile à combler. La majorité restée fidèle à Jefferson était moins éclairée que nombreuse; elle avait grand besoin d’être conduite, et elle ne renfermait personne qui pût prendre la place de M. Randolph.

Chaque progrès de l’esprit démocratique était marqué par un abaissement du niveau intellectuel au sein de la représentation nationale. Les hommes vraiment supérieurs prenaient la vie publique en dégoût. La masse populaire se passait très volontiers de leur concours; elle s’arrangeait fort bien de n’être représentée que par ses égaux. Aussi la médiocrité devenait-elle de plus en plus un titre à sa faveur, et Jefferson, qui rendait sans cesse hommage au bon esprit et au bon vouloir du congrès, sentait lui-même à chaque pas combien les chambres étaient au-dessous de leur mission. Au mois d’avril 1806, c’était au sénat qu’il aurait voulu faire rentrer un homme d’esprit de ses amis, M. W. C. Nicholas, qui se montrait peu soucieux de sortir de la retraite. « La majorité du sénat a bonne intention, lui écrivait-il; mais les fédéralistes Tracy et Bayard sont