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pour la France et la haine de la Grande-Bretagne avaient été pendant longtemps l’un des points de ralliement du parti républicain; mais les affronts reçus du directoire, les projets d’occupation de la Louisiane mis en avant par le premier consul, ses essais de despotisme illimité et de monarchie universelle avaient fait tomber l’enthousiasme de l’Amérique pour la cause de la révolution française, et bon nombre de démocrates en étaient même venus à regarder l’Angleterre comme le boulevard de la liberté, opinion que le gros du parti repoussait comme peu orthodoxe, mais qu’à certaines heures Jefferson semblait bien près d’adopter. Au fond, il était très partagé entre les répugnances que lui inspirait l’Attila moderne et la rancune qu’il conservait contre le pays de ses pères, et ces deux sentimens le dominaient alternativement, selon que le besoin de se mettre en sympathie avec ses divers amis ou les événemens du jour venaient agir sur son esprit. Ses impressions, quelles qu’elles fussent, étaient toujours très vives, et elles pouvaient le porter tantôt à exagérer, tantôt à oublier sa politique raisonnée et habituelle. Il lui fallait un modérateur, et Madison était fort propre à cet emploi, qu’il exerçait d’ailleurs depuis longtemps auprès de son illustre ami. Doux, aimable, judicieux, méthodique, le secrétaire d’état n’était rien moins que sujet à l’emportement. Fédéraliste par instinct, il avait par calcul lié sa fortune à celle des démocrates, et il ne s’écartait jamais de la ligne du parti. Il restait donc dans le système de l’alliance française, et il y ramenait le président toutes les fois que celui-ci montrait quelque velléité d’en sortir. Pendant l’été de 1805, se trouvant seul à Monticello, loin de ses ministres, Jefferson eut une de ces tentations de se rapprocher de la Grande-Bretagne. Le gouvernement français lui avait récemment donné divers sujets d’humeur. Un différend grave s’était élevé entre l’Espagne et les États-Unis au sujet des limites de la Louisiane, que les Américains prétendaient reculer vers l’est jusqu’à absorber une partie de la Floride, et l’appui hautain donné par la diplomatie française à la résistance de l’Espagne contrariait vivement leur convoitise et blessait leur amour-propre. Le ministre de l’empereur à Washington avait en outre fort gratuitement offensé le gouvernement de l’Union en lui notifiant d’un ton cavalier le désir que le général Moreau, exilé de France, ne reçût pas un accueil trop chaleureux en Amérique. Ce fut en apprenant cette impertinente démarche que le président éclata. « Le ton de ce gouvernement dans l’affaire espagnole était déjà bien fait pour exciter l’indignation, écrivit-il au secrétaire d’état; mais, dans l’espèce, il pouvait être nuisible de le relever. L’occasion actuelle me semble excellente pour lui faire comprendre que nous ne sommes pas de ces puissances