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toute sorte de chansons, de gaietés, de folâtreries. Nous devions, pendant la première partie de la route, côtoyer la rive droite d’un petit ruisseau qui parcourt la vallée, disparaissant parfois dans des crevasses et des canaux souterrains pendant son trajet de la montagne à la mer. Près de l’endroit où nous le traversâmes, une vingtaine de canaques, dont la plupart avaient le corps ruisselant d’huile de coco et les jambes jaspées de cicatrices et de plaies, se livraient à leurs ablutions matinales dans une baignoire naturelle formée par des accidens de terrain entre les rochers. Nous songeâmes avec dégoût qu’en ce moment, non loin de Là, on remplissait les tonneaux de la frégate, et qu’après un aussi court trajet cette eau peu abondante arrivait à nos pompes, recelant, à n’en pas douter, d’impurs vestiges de cette lessive humaine. Nous suivîmes pendant une demi-heure, sans trop de difficultés, un petit sentier côtoyé par le ruisseau. De distance en distance, une pauvre case élevée sur des échasses, précaution que l’humidité du lieu rend nécessaire, montrait parmi les hibiscus et les baringtonias constellés de fleurs blanches les maigres hachures de sa carcasse de feuillage, et ses habitans, arrachés au sommeil par le bruit d’une marche insolite, se traînaient à l’entrée, d’où ils nous regardaient passer en laissant échapper les exclamations de surprise qui leur sont particulières.

Pendant notre marche, un bruit tantôt sonore, tantôt étouffé, suivant les accidens du terrain, avait frappé de loin notre oreille. Il éclata dans toute sa vigueur à notre entrée dans un bosquet où d’énormes rochers, arrondis comme s’ils avaient été roulés par la mer, divisaient le cours du ruisseau. Quelques-unes de ces masses presque enterrées montraient au niveau du sol leur surface plane, polie, légèrement oblique, où plusieurs femmes, les jambes dans le courant, les mains armées de battoirs, martelaient en cadence et sans relâche une pâte visqueuse et jaunâtre. Cette œuvre bruyante avait pour but la confection de l’étoffe indigène appelée tapa. Cette pâte est l’écorce d’un mûrier des Marquises. Préalablement séparée de sa surface extérieure et macérée par une longue immersion dans l’eau, elle s’allonge en tout sens et devient mince comme une feuille de parchemin sous les coups multipliés des battoirs qui servent aussi à l’humecter. J’examinai ces instrumens; ils ne diffèrent pas trop d’un fer à gaufres : leur pelle carrée, sillonnée de fines cannelures, imprime sur l’étoffe de légères stries qui lui donnent l’aspect d’un tissu. Ce travail s’accomplit avec une telle rapidité qu’une femme, même âgée, peut fabriquer en quelques heures une pièce de tapa assez ample pour former un manteau.

Notre apparition mit en émoi les ouvrières, et les battoirs ces-