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latente, et que nous n’exprimons que la plus mauvaise partie de nous-mêmes. À cette vérité incontestable j’ajouterais volontiers ce corollaire, que nous n’exprimons jamais que la partie superficielle de nous-mêmes. De là vient qu’en apparence les hommes semblent se répéter à l’envi les uns des autres, et que toutes leurs actions nous paraissent autant de lieux-communs. En réalité cependant il n’en est rien, et le monde moral qui vit invisible sous tous ces crânes épais et sous toutes ces poitrines fermées est d’une étonnante variété. Je voudrais avoir la plume de Sterne pour vous faire apercevoir quelques-unes des bizarres figures de ce monde singulier, et pour vous faire pénétrer quelques-uns de ses mystères occultes, il est reconnu par exemple que l’orgueil est une des passions de l’âme: mais savez-vous dans combien de choses l’homme peut placer son orgueil? Quand les journaux vous apportent la nouvelle de quelque résolution désespérée, une conversion inattendue ou un suicide inexplicable, votre première pensée est d’attribuer cette résolution à quelque grande cause. Vous vous dites que la vie n’a pas tenu toutes les promesses qu’elle avait faites, que le cœur a été meurtri par une dure expérience, que quelque grand remords appelait une grande expiation, et vous ne songez pas que vos hypothèses supposent à cet inconnu une belle âme, vous ne songez pas que les hommes auxquels la vie a fait des promesses sont extrêmement rares, et plus rares encore les grands coupables dont les fautes valent la peine d’être expiées. Hélas ! vous jugez la vie comme un classique juge l’art dramatique; votre pensée refuse d’admettre que le ridicule puisse s’allier au désespoir, et qu’une cause absurde puisse engendrer un chagrin profond. Votre imagination dans ses excentricités les plus hardies n’oserait jamais inviter la folie à faire résonner ses grelots sur le cadavre d’un suicidé, ou sous les voûtes sonores d’un monastère. Eh bien! écoutez l’histoire d’une conversion religieuse, que je crois avoir été très sincère, exécutée avec enthousiasme et ferveur, nécessitée par un désespoir incurable, et qui n’en porte pas moins les marques de la folie la plus bouffonne. Certainement l’ange qui est chargé de tenir les archives dans l’olympe du rire a dû inscrire cette conversion sur ses tablettes; tous les dieux qui président aux joies bruyantes ont dû se pâmer d’aise en écoutant le récit de ce désespoir saugrenu, et cependant des larmes d’un repentir sincère et d’un regret amer ont probablement coulé des yeux de ce misérable pénitent. Supposez un instant, je vous en prie, que c’est Lawrence Sterne avec sa sentimentalité bouffonne qui vous raconte cette histoire si bien faite pour réjouir ses mânes, et il vous sera facile de suppléer par l’imagination à l’inexpérience et à l’insuffisance de mon récit.

« Je n’ai jamais ressenti de plus grande surprise que celle qui me