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de la Rivière-Rouge et du Mississipi. Depuis 1833, l’extrémité supérieure de « l’embarras » a remonté de 50 kilomètres vers la source de la Rivière-Rouge avec une vitesse moyenne de 2 kilomètres par an. L’eau refoulée ne trouve plus d’issue que par les bayous et les lagunes, et, s’élevant en amont de l’obstacle comme l’eau d’un ruisseau en amont d’une écluse, envahit graduellement les terres avoisinantes. La vaste surface occupée maintenant par le lac Caddo était encore une prairie vers la fin du siècle dernier, et les Indiens chassaient le buffle là où les bateaux à vapeur font entendre aujourd’hui leur lugubre ronflement. Le lac Bistineau s’est aussi formé de la même manière ; il offre une profondeur moyenne de 5 ou 6 mètres, et les troncs ébranchés des cyprès sont encore debout au milieu de l’eau, comme si la plaine n’était inondée que depuis hier. Rien de plus étrange et de plus triste à la fois que ces forêts aux troncs noirs et carbonisés par l’humidité du lac. Ce n’est pas le chaos primitif, mais c’est le chaos plus désolé encore qui succède à une création détruite. L’eau sans reflets se putréfie autour des troncs ; les îles noirâtres et vaseuses émergent vaguement hors de l’eau, semblables au dos de quelque animal gluant ; les crocodiles dorment à demi submergés dans la boue, et l’aigrette, immobile sur un pied, semble rêver philosophiquement sur le néant des choses.

En 1833, le gouvernement de la Louisiane fit commencer les travaux pour la destruction de « l’embarras » de la Rivière-Rouge. Ce radeau naturel avait alors 200 kilomètres de longueur environ, maintenant il n’en a plus que 25, et dans quelques années il aura cessé d’exister. Alors les lacs qu’il avait formés se dessécheront graduellement, et pour retrouver un mélange chaotique de rivières, lagunes, forêts vivantes et forêts mortes, semblable à celui de « l’embarras », le voyageur devra, sur les bords de l’Amazone, parcourir les furos mystérieux du Japurà et du Putumayo.

Les troncs entraînés en dérive par le courant du Mississipi lui-même sont de moins en moins nombreux chaque année, et par suite la physionomie du fleuve change de caractère. Encore de nos jours, pendant les crues annuelles, de gros troncs d’arbres descendent le fil du courant sur le sommet de la vague d’inondation, et de loin leur procession solennelle ressemble à une armée.de gigantesques cétacés ; mais, il y a dix ou vingt ans, les arbres arrêtés sur les pointes ou dans les anses du fleuve, formaient des masses enchevêtrées et tellement inextricables qu’on pouvait s’avancer sans crainte jusqu’à un demi-kilomètre du bord ; la même crue qui entraînait le lit de troncs entrelacés en apportait un nouveau. Quelques-uns de ces arbres avaient de formidables dimensions et mesuraient jusqu’à