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III

S’il était permis à Vauban ou à Quesnay, à Letrosne ou à Turgot, à tous ceux qui ont voulu la grandeur de la France par l’affranchissement des classes rurales, s’il leur était permis de revoir cette patrie qu’ils ont tant aimée, quel ne serait pas leur étonnement ! Où sont « ces animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu’ils fouillent et qu’ils remuent avec une opiniâtreté invincible ? » Où sont les paysans de La Bruyère ? où sont ces troupeaux de mendians que la faim rassemblait sur les routes comme la faim rassemble dans les bois les loups et les sangliers ? À Dieu ne plaise qu’on veuille faire ici des bucoliques et chanter le bonheur des paysans français ; mais ne voit-on pas cependant quel contraste la France du XVIIIe et la France du XIXe siècle réservent à l’impartiale histoire ? Parcourons tous les rangs de la société agricole. Ce n’est plus la qualité de la personne ou de la terre qui les fixe, c’est l’influence naturelle du capital et du travail. Au faîte, les grands propriétaires, les Dailly, les Béhague, les Tracy, et mille autres, consacrent leurs talens et leurs fortunes à l’exploitation de leurs vastes domaines. À côté se place toute une classe de fermiers capables, actifs, vigilans, honorant la science qui les enrichit, et regardés par le pays tout entier comme les soutiens de l’ordre et de la prospérité. Au-dessous se pressent le métayer, le paysan, le petit propriétaire, encore pauvres, mais vêtus, vivant sans trop de gêne, bien que se nourrissant encore mal. Plus bas s’entasse la foule innombrable des journaliers et des domestiques, jouissant par comparaison d’une condition plus douce et plus indépendante. À vrai dire, les classes rurales n’existent plus : la France agricole leur a succédé. La France n’a plus deux peuples dans son sein, le peuple noble et le peuple roturier ; elle n’a plus que des citoyens libres de vendre, d’acheter, de cultiver, de travailler, égaux devant la loi politique, civile et financière.

Il est aisé de dire comment les populations rurales ont dépassé, dans l’ordre politique comme dans l’ordre moral, le niveau qu’elles avaient atteint en 1789. La France a travaillé, et le travail jouit de ce double privilège d’enrichir et de moraliser. Vauban estimait que la moitié de l’année s’écoulait en chômages. Cinquante ans après, Voltaire, dans sa requête aux magistrats du royaume, demandait pour le peuple la permission de travailler. En réduisant le nombre des fêtes d’obligation, on a augmenté d’un tiers le nombre des jours de travail. D’autre part, le prix moyen du salaire agricole, fixé par Young à