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pensif. Et d’autre part Madame eut peur du bruit. Il fut convenu entre eux que le roi, pour aller chez elle, ferait semblant d’être épris d’une petite fille, La Vallière, que la Choisy venait de donner à cette princesse. Il y eut un grand accord pour cette affaire. Les complaisans habituels des plaisirs du roi travaillèrent dans le même sens que la reine-mère et les dévots pour le séparer de Madame. On poussa La Vallière, qui était très naïve ; on agit sur son cœur, on lui fit découvrir qu’elle aimait le roi. Puis le bouffon Roquelaure brutalement chez Madame la mène au roi tout droit, la dénonce, lui dit qu’elle est folle de lui. Le trait porte : le roi la voit rougissante, éperdue, abîmée dans sa honte ; il devient lui-même amoureux.

Ce premier règne de Madame avait duré trois mois (mai-juin-juillet). En août, La Vallière succéda. Personne n’eût deviné les conséquences de cette passion : 1° il fut deux ans fidèle ; 2° pour expiation, il laissa les dévots faire ce qui leur plaisait, jusqu’à faire brûler dans Paris un pauvre fou, Simon Morin, qui se croyait messie, et qu’on accusa très faussement d’en vouloir à la vie du roi.

Le roi était judicieux : il eût empêché cet acte hideux, s’il eût eu près de lui quelqu’un qui l’avertît et lui fît voir la chose ; mais ses ministres, en ce qui semblait toucher sa personne, n’eussent jamais desserré les dents ; sa mère, bien moins : elle était au fond de la cabale. Les femmes pouvaient beaucoup sur le roi, quelque dur qu’il fût pour celles qu’il aimait. Elles seules eussent pu, à tels momens, glisser un mot d’humanité. C’est alors qu’on put voir combien la cabale gagnait à ce que le roi n’eût de maîtresse qu’une jeune sotte, timide à l’excès, perdue dans son amour et ne sachant rien autre, ne voulant rien savoir, ne se mêlant de rien. Si le roi fût resté sous l’influence de Madame, celle-ci aurait pu lui donner un conseil, lui parler au moins pour sa gloire. Légère en galanterie, elle ne l’était point en affaires. Elle y était sensée, loyale. Par deux fois elle avait conseillé très bien les deux rois. Dans l’affaire de Fouquet, elle dit à Louis XIV qu’il s’abaissait en faisant à Fouquet l’honneur de le craindre, en allant à cent lieues arrêter un homme qu’on pouvait arrêter ici. Et dans une autre affaire plus délicate, quand Louis XIV racheta Dunkerque aux Anglais, Madame écrivit à son frère que cela le perdrait dans l’opinion. Ce rachat, utile à la France sans doute, lui était cependant funeste dans l’avenir. Il recommençait la ruine, la démolition des Stuarts, nos vrais agens en Angleterre et nos instrumens naturels. Ainsi Madame conseilla loyalement pour l’un et pour l’autre ; mais, au moment où nous sommes ici, on avait habilement séparé le roi et Madame, séparé et brouillé, occupant l’un de La Vallière et l’autre du comte de Guiche.

Le roi craignait et détestait l’esprit. Si La Vallière le retint, le