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mais personne ne se hasarda, personne n’obéit à sa dernière prière. Elle voulait vomir, rejeter le poison, demandait l’émétique. Personne n’osa lui en donner.

Mademoiselle, qui arriva avec toute la cour, ne trouva personne affligé, Monsieur un peu étonné seulement. Elle la vit sur un petit lit, échevelée, la chemise dénouée, avec la figure d’une morte. Elle sentait, voyait, jugeait tout, le progrès surtout de la mort. « Voyez, dit-elle, je n’ai plus de nez, il s’est retiré. » On vit qu’en effet il était déjà comme celui d’un corps mort de huit jours. Avec tout cela, on se tenait au mot des médecins : « Ce n’est rien. » On était tranquille, et quelques-uns rirent même. Mademoiselle en fut indignée, et seule eut le courage de dire qu’au moins il fallait sauver l’âme et lui chercher un confesseur.

Les gens de la maison tenaient à point l’homme du lieu, le curé de Saint-Cloud, sûrs qu’à cet inconnu Madame ne dirait pas grand’-chose ; une minute en effet suffit. Mademoiselle insista. « Prenez Bossuet, dit-elle, et en attendant M. le chanoine Feuillet. » Feuillet fut très habile, prudent comme les médecins. Il obtint de Madame qu’elle offrirait sa mort à Dieu, sans accuser personne. Elle dit en effet au maréchal de Grammont : « On m’a empoisonnée,… mais par mégarde. » Elle montra une discrétion admirable et une parfaite douceur. Elle embrassa Monsieur, et lui dit (par allusion à l’arrestation outrageuse du chevalier) « qu’elle ne lui avait jamais manqué. »

L’ambassadeur d’Angleterre étant venu, elle lui parla en anglais, lui dit de cacher à son frère qu’elle fût empoisonnée. L’abbé Feuillet, qui ne la quitta point, surprit le mot poison, l’arrêta et lui dit : « Madame, ne songez plus qu’à Dieu. » Bossuet, qui arriva, continua Feuillet, la confirma dans ces pensées d’abnégation et de discrétion. De longue date, elle avait songé à Bossuet pour ce grand jour. Elle dit en anglais qu’on lui donnât après sa mort une bague d’émeraude qu’elle avait préparée pour lui.

Cependant peu à peu elle resta presque seule. Le roi était parti, fort ému, et Monsieur aussi en pleurant. Toute la cour s’était écoulée. Mademoiselle, trop touchée, n’osa lui dire adieu. Elle baissait très vite, sentit une envie de dormir, s’éveilla brusquement, appela Bossuet, qui lui donna le crucifix, qu’elle embrassa en expirant. Il était trois heures du matin et la première lueur de l’aube (29 juin 1670). Le roi, fort affligé, mais craignant que cette affliction n’altérât sa santé, le jour même prit médecine. Il dit à Mademoiselle, qui vint le voir : « Voici une place vacante, ma cousine. La voulez-vous remplir ? » Plaisanterie fort déplacée : Mademoiselle eût pu être la mère de Monsieur. Elle ne comprit pas et dit : « Vous êtes le maître. »