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donc suffi pour mener à fin cette grande entreprise. Il est vrai que suivant son habitude il s’était enfermé dans son atelier de San-Onofrio, ne voulant permettre à personne de voir son œuvre inachevée. Il avait choisi pour sujet de sa composition un épisode de la guerre de Pise. Des soldats florentins qui se baignent dans l’Arno sont surpris par des cavaliers ennemis. Les trompettes sonnent l’alarme, quelques-uns des soldats sortent de l’eau en s’entr’aidant, d’autres mettent à la hâte leurs vêtemens ou se précipitent sur leurs armes. Cette scène tumultueuse se prêtait mieux qu’aucune autre à mettre en pleine lumière les qualités éminentes et originales, la science anatomique, la hardiesse dans la manière de composer, la fermeté du dessin, qui distinguaient à un si haut degré ce jeune homme de vingt-neuf ans. Quoique Lucca Signorelli eût déjà introduit dans ses fresques d’Orvieto des figures nues d’une grande importance, aucun peintre n’avait cependant encore abordé la forme humaine avec cette audace, cette franchise, et ne s’était joué avec une pareille aisance de difficultés presque insurmontables. Aussi, lorsqu’en 1506 ce carton fut exposé pour la première fois dans la salle des Papes, attenante à Sainte-Marie-Nouvelle, excita-t-il une admiration dont témoignent tous les contemporains. Benvenuto Cellini prétend que, même dans les peintures de la Sixtine, Michel-Ange n’a jamais retrouvé une pareille inspiration; il ajoute que cette composition et celle de Léonard sont dignes d’être l’école de l’univers.

Quelle qu’ait été l’influence du carton de la Guerre de Pise sur les artistes contemporains, qui l’étudièrent comme l’œuvre alors la plus considérable du plus grand génie de ce temps, il faut cependant se garder de croire aveuglément l’enthousiaste biographe qui a écrit la première partie de la vie de Michel-Ange sur des renseignemens très inexacts et très incomplets, et qui prétend entre autres que Raphaël, étant à Sienne avec Pinturicchio, venait à Florence dès 1502 pour étudier l’œuvre de Michel-Ange. En 1502, le carton n’était pas commencé. Il est d’ailleurs surabondamment prouvé que Raphaël ne vint à Florence pour la première fois qu’en 1504, et comme l’œuvre de Michel-Ange ne fut exposée qu’en 1506, ce ne fut qu’alors que le Sanzio put en profiter. L’influence du Buonarotti sur Raphaël n’est du reste pas douteuse, et Vasari n’est dans l’erreur qu’en ce qui regarde le temps où celui-ci commença à la subir; l’action exercée par l’auteur de la Sixtine sur le peintre des Sibylles de la Pace était tellement admise par les contemporains, que Jules II pouvait dire à Sébastien del Piombo : « Regarde les œuvres de Raphaël, qui, lorsqu’il vit celles de Michel-Ange, abandonna aussitôt la manière du Pérugin, et se rapprocha autant qu’il put de la sienne. » Il ajoutait : « Mais il est terrible, et on ne peut vivre avec lui[1]. »

S’il fallait en croire Vasari, ce serait en 1503, aussitôt après son élévation au pontificat, que Jules II, ayant résolu de se faire construire un tombeau, appela Michel-Ange à Rome et lui ordonna de faire le projet d’un monument qui effaçât par sa magnificence tout ce qu’on avait vu

  1. Lettre de Sébastien del Piombo à Michel-Ange, 15 octobre 1512.