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Ce petit détail me semble toute une révélation. La seule chose qui soit nationale à Rome, c’est la satire, Quintilien en convient ; c’est la raillerie amère et insultante, dédommagement de celui qui ne se sent pas libre. L’ode, le drame, l’épopée, l’idéal, la poésie en un mot, ne seront jamais populaires à Rome ; la satire ou la comédie, qui n’est que la satire dialoguée, voilà son vrai génie, son inspiration propre. Et l’autorité le savait si bien, que dès le début elle prend ses précautions contre ces licences de la parole. On a un document vraiment curieux à ce sujet : la loi des douze tables porte peine de mort contre tout auteur de vers diffamans. Cette disposition semble avoir été prise contre les auteurs de chants fescennins, sorte de chanson satirique et grossière qui existait à Rome bien avant qu’elle eût des poètes. Pasquin est contemporain de la ville éternelle, et, quoique réprimée toujours, c’est la seule institution romaine contre laquelle le temps n’ait pas prévalu. La satire et la répression légale de la satire sont antérieures de deux cents ans au premier poète digne de ce nom, à Livius Andronicus. Et cette loi atroce ne resta point lettre morte : un comique, le Campanien Nœvius, s’étant avisé de faire une allusion à une fredaine de jeunesse de Scipion l’Africain, cette puissante famille requit l’application de la loi. Grâce à l’intervention des tribuns, Nœvius en fut quitte pour l’exil, et mourut en Afrique[1]. Dès lors on se le tint pour dit.

Un seul Romain osa sous la république braver cette loi cruelle ; il est vrai qu’il risquait peu, étant noble, riche et soutenu par des amis puissans, car dans cette belle république, vantée jadis avec tant de raison par les classiques en démocratie, les lois atroces étaient corrigées par un remède pire que le mal, par l’arbitraire, qui permettait aux uns ce qu’il punissait si sévèrement chez les autres. Lucilius paraît avoir usé et abusé de cette liberté d’exception. Du reste, il ne faut pas regretter pour la littérature romaine que cette espèce de franchise ait été si restreinte ; les personnalités calomnieuses n’ont guère de cours qu’aux temps où la discussion des intérêts généraux est interdite : misérable dédommagement, d’autant plus triste qu’il ne s’exerce alors que d’un côté, sans crainte de représailles. Martial, le modèle du genre, florissait sous Domitien, qu’il encensait entre deux méchancetés. Cette liberté-là n’a rien que de très compatible avec la servitude : c’est la liberté des limiers au moment où on les découple et où on les lâche sur le

  1. Voici le passage qui motiva cet exil ; il nous paraît qu’en effet la mort eût été un châtiment bien dur pour une simple allusion tempérée par des éloges : « Un homme dont le bras a accompli tant d’actions glorieuses, dont les œuvres sont encore vivantes parmi nous, eh bien ! son père l’emmena un jour de chez sa bonne amie avec un manteau pour tout vêtement. »