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d’autres fois, selon leur impression du moment, ils s’éloignaient avec épouvante de cet homme blanc, de ce magicien qui venait leur enlever leur figure et leur jeter le mauvais sort. Cette réputation de magicien servit merveilleusement M. Kane dans ses différentes excursions. Les Indiens ont aussi leurs sorciers, qu’ils respectent et qu’ils craignent. Ils se laissent volontiers prédire l’avenir, et ils consultent les sorciers lorsqu’ils sont malades et même dans les circonstances les plus ordinaires de la vie. La puissance magique qu’ils attribuaient à M. Kane fut pour lui un excellent passe-port, ce qui n’était pas à dédaigner au milieu de pareilles peuplades. Ce premier voyage, exécuté sans trop de périls, devait donc encourager l’artiste à pénétrer plus avant dans la région indienne et à donner suite au dessein qu’il avait conçu de traverser le continent américain. Il repartit de Toronto en mai 1846.

M. Kane navigua de nouveau sur les lacs jusqu’à Fort-William, situé à l’extrémité du Lac-Supérieur. De là il se dirigea, en remontant le cours des rivières, vers le fort Alexandre, qui s’élève presque sur les bords du lac Winnipeg. À partir de ce point, la navigation sur les rivières devient très pénible : ce ne sont que cataractes et rapides qu’aucune embarcation ne saurait franchir. Il faut donc plusieurs fois dans la même journée mettre pied à terre, tirer le canot hors de l’eau et le porter sur les épaules au-delà de l’obstacle. Aussi les canots sont-ils construits très légèrement, en écorce de bois de bouleau. Ils ont dix mètres de long sur deux de large, et ns peuvent contenir, outre un équipage de sept ou huit hommes, que vingt-cinq colis de 40 kilogrammes. Cela explique l’extrême cherté des transports. On appelle portages les endroits où l’on est obligé d’interrompre la navigation et de débarquer. Beaucoup de ces portages ont conservé des noms français : à chaque pas, et jusque dans les régions les plus reculées de l’Amérique du Nord, on rencontre les souvenirs de notre domination éphémère, les mots de notre langue, quelques débris de traditions françaises qui se sont transmises d’âge en âge parmi les tribus. Jamais peut-être essai de colonisation n’a été si étendu et si prompt que l’établissement français au Canada, et ce n’est pas sans un sentiment d’orgueil mêlé d’amers regrets que nous retrouvons dans le récit du voyageur anglais ces nombreuses réminiscences de notre conquête ! — De portage en portage, et après avoir longé plusieurs cataractes dont l’une surpasserait en beauté la fameuse chute du Niagara, M. Kane arriva, vers le milieu de juin, au fort Alexandre, où il ne fit qu’une courte halte avant de gagner, au sud du lac Winnipeg, le fort Garry et les établissemens de la Rivière-Rouge.

Ces établissemens occupent en longueur un espace de cinquante