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industrie, ni commerce, ni propriété, ni vie privée, ni possession de soi-même. Toutefois, de ce que le rétablissement des maîtrises a coïncidé avec une sorte de recrudescence de l’industrie, il n’en résulte pas le moins du monde qu’on soit en droit d’attribuer ces quelques indices de prospérité renaissante à l’embrigadement des ouvriers sous une multitude de lois préventives et sous des maîtres privilégiés. Je regarderais bien plutôt cet esprit de monopole, signe distinctif des corporations, comme aussi funeste en tout temps à l’indépendance des ouvriers qu’aux progrès de l’industrie. En examinant les règlemens avec quelque attention, on voit partout l’effort des patrons pour concentrer le commerce et l’industrie dans leurs mains, et nulle part une résistance organisée contre le despotisme des seigneurs. Sans doute il y a dans toute association une force en quelque sorte naturelle, et les petits ne peuvent lutter contre les grands qu’à la condition de se serrer épaule contre épaule ; mais c’est dans la commune, et non dans la corporation, qu’il faut chercher la pensée d’affranchissement. Le caractère de toutes les chartes communales est d’armer le tiers contre les nobles, et le caractère de toutes les maîtrises est de protéger les maîtres établis contre les ouvriers étrangers, et même contre les apprentis. Ce n’est donc pas assez de dire comme la plupart des historiens que ces institutions jalouses sont devenues promptement un obstacle : elles l’ont été dès le premier jour. Une association qui a pour but la résistance est nécessairement compréhensive ; elle appelle à soi tout le monde, et n’a jamais à son gré assez d’adhérens, parce que c’est le nombre qui fait sa force. Au contraire, tous les règlemens de maîtrises ont pour principe et pour caractère l’exclusion.

D’abord, pour devenir ouvrier ou maître, il fallait nécessairement passer par l’apprentissage ; ce n’est que beaucoup plus tard, quand les rois firent du trafic des brevets de maîtrise une des branches de leur revenu, qu’on inventa « les maîtres sans qualité, » c’est-à-dire les maîtres qui n’avaient pas été apprentis. On voit qu’il suffisait, pour fermer la carrière et pour transformer l’exercice de la profession en monopole, de rendre rare et difficile l’accession à l’apprentissage. De là les précautions minutieuses qu’on retrouve dans tous les règlemens pour diminuer le nombre des apprentis et pour rendre l’apprentissage également long, difficile et onéreux. De toutes les corporations existantes au XIVe siècle, neuf seulement avaient le droit de prendre un nombre illimité d’apprentis ; les fileuses de soie, les tisserands de Saint-Denis pouvaient en avoir trois ; les foulons, les merciers, les couteliers de lames et les couteliers de manches, une des trois corporations de patenôtriers, pouvaient en avoir deux ; partout ailleurs il n’y en avait qu’un seul.