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titre que le Misanthrope ; Démocrite, c’est la misanthropie telle que la pouvait concevoir Regnard, la misanthropie rieuse. Malheureusement cette comédie, sauf deux scènes justement célèbres, est la plus faible de son répertoire. En tout cas, le rieur n’y fait nullement rire, et le vrai railleur de la pièce, ce n’est pas Démocrite, c’est le valet Strabon.

C’est ici le lieu de remarquer avec quel soin Regnard a composé ses caractères de valets, du moins dans ses grandes pièces, et de noter sa part d’invention dans l’emploi de ces personnages traditionnels. Dans presque toutes les comédies du temps, ils sont destinés surtout à l’action, et particulièrement chargés de nouer et dénouer l’intrigue. Ils se jettent à plaisir et jettent leurs maîtres avec eux dans les entreprises les plus hasardeuses, souvent les moins avouables, mais avec des arrière-pensées différentes : ceux-ci par pur amour de l’art, si l’on peut dire, ceux-là avec des vues plus personnelles et plus intéressées. Chez les uns, la fourberie est d’instinct ou simple affaire d’obligeance ; chez les autres, c’est un calcul, et leurs maîtres sont leurs premières dupes. Voyez les deux valets de Lesage : l’un travaille à épouser la fiancée de son maître, l’autre annonce hardiment que le règne de M. Turcaret est fini et que le sien commence. Ne dirait-on pas déjà Figaro, ce dernier venu des valets, cet homme dont les ambitions sont si hautes et les revendications si amères ? En attendant, à partir de Destouches, ils prennent un autre tour de caractère ; ils sont sensibles (le mot et la chose devenaient à la mode) ; ils ont même de la grandeur d’âme. Pasquin, dans le Dissipateur, apporte ses épargnes à son maître ruiné, et veut partager sa mauvaise fortune. Ceux de Regnard, outre qu’ils n’ont point d’épargnes, n’ont ni ces hautes visées ni ces beaux sentimens ; ils sont évidemment de même famille que Panurge et Sancho Pança, gourmands, ivrognes, raisonneurs, d’un sens positif et narquois, ne haïssant pas les bons tours, mais naïfs au fond et bonnes gens au demeurant, sans prétention à l’être. Mettez qu’ils aient bien dîné et donnez-leur une légère pointe de vin, ils n’ont pas seulement un bon sens impitoyable, ils ont jusqu’à du désintéressement et de l’honnêteté, mais sans aller jamais jusqu’à l’héroïsme. De plus, Regnard leur a réservé dans ses grandes pièces un emploi assez nouveau ; ils y représentent une morale relative, dans la mesure de leur caractère, et si l’on cherche en vain dans son théâtre les Ariste et les Philinte, c’est peut-être qu’ils s’y trouvent remplacés par les Strabon et les Hector. Sans doute, il ne faut pas leur demander de principes bien sévères, et leur morale est toute en accommodemens ; mais comme elle est pratique et concluante ! Que de bonnes leçons le joueur reçoit de son valet Hector, ainsi nommé du valet de carreau !