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pareille guerre, en l’exposant gravement elle-même, aurait pour résultat nécessaire de faire partir l’ambassadeur. L’oncle et le neveu furent en effet soumis à des épreuves qu’il devenait impossible de supporter longtemps. D’un autre côté, la correspondance de Louville avec MM. de Torcy, de Beauvilliers et Chamillard inonda Versailles de récits scandaleux, dont la grande camériste et quelquefois la reine elle-même faisaient les frais. Chaque ordinaire de Madrid apportait à Louis XIV les preuves multipliées d’une anarchie de nature à mettre en péril l’existence de la dynastie nouvelle, car ses adversaires, de plus en plus nombreux, employaient contre elle les armes que leur fournissaient ses propres défenseurs. Jamais rivalités ne furent plus inopportunes et plus implacables.

Rappeler au plus vite Mme des Ursins et lui infliger une disgrâce assurément fort méritée était le désir le plus vif de Louis XIV ; mais, si omnipotent que fût ce prince, il se trouvait arrêté par une difficulté des plus sérieuses : la camériste en effet se cachait derrière la reine, et le roi de France n’ignorait pas qu’en la rappelant il porterait au cœur et à l’amour-propre de sa petite-fille un coup qu’elle ne lui pardonnerait jamais, extrémité qui ne répugnait pas moins à sa politique qu’à sa tendresse. D’ailleurs le départ de Mme des Ursins n’aurait pas rendu la position du cardinal plus supportable dans une cour dont tous les accès lui demeuraient fermés, et où son isolement était une constante insulte à la France. Force fut donc d’accorder à celui-ci un rappel que, dans une humiliation si imprévue pour son orgueil, il demandait avec des cris de rage et de désespoir. Pourtant, afin de sauvegarder son amour-propre, l’abbé d’Estrées conserva la gestion de l’ambassade, comme si son oncle n’avait pris qu’un congé ; mais ce tempérament ne fut agréé par aucune des deux factions qui depuis une année partageaient la maison française du roi d’Espagne, se surpassant l’une l’autre dans l’injure et la calomnie. Malgré une sorte de trêve stipulée entre l’ambassade et le palais, l’abbé d’Estrées se trouva bientôt dans la position où avait été placé le cardinal. Ses dépêches, surprises à la poste, étaient ouvertes chez la grande camériste, et tout le monde connaît la plus belle scène de ce grand imbroglio. On sait qu’un jour l’abbé d’Estrées entretenant M. de Torcy de l’influence exercée sur la princesse par d’Aubigny, et se refusant, sans doute à raison des bienséances de son état, à interpréter, à la manière de Saint-Simon, le rôle de « ce grand et beau drôle bien découplé, » écrivit à sa cour qu’au palais, où ils logeaient en effet fort près l’un de l’autre, on les croyait mariés. On sait aussi qu’à la lecture de ce passage l’orgueil de la grande dame fut plus alarmé que sa pudeur, et qu’avant d’envoyer la dépêche ministérielle à sa destination, elle écrivit en marge ces mots fameux : pour mariés, non. En même