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camarera mayor et de quelques femmes de service, dut se rendre à Burgos, afin d’y conserver au moins l’ombre du gouvernement légitime. On était sans ressources, sans argent, presque sans vivres. Il fallut faire fondre à la hâte l’argenterie des palais ; la souveraine de tant de royaumes, après avoir emprunté sur gage quelques milliers de pistoles, emballa de ses mains, pour les livrer à des brocanteurs juifs, ces pierreries, tribut du Nouveau-Monde, orgueil et distraction de sa triste jeunesse. Sa cour, naguère si nombreuse, s’était dispersée au vent de l’adversité, non pour influer sur les événemens, mais, chose plus honteuse, pour les attendre, et Marie-Louise, portant dans son sein le premier fruit de son union, se dirigea vers la patrie du Cid, résolue d’aller défendre la monarchie jusque dans les âpres montagnes qui en avaient été le berceau. On manquait de tout dans les solitudes de la Castille et dans ces pauvres posadas, aussi vides qu’un caravansérail de l’Asie. Si dans les provinces centrales le peuple se montra fidèle, ce ne fut pas sans d’extrêmes souffrances et sans les plus cruelles perplexités que put s’accomplir par des routes presque impraticables ce voyage à travers les détachemens ennemis, lancés à la poursuite du cortège royal. Rien assurément n’honore plus la mémoire de la princesse des Ursins que les lettres dans lesquelles elle raconte avec un naturel charmant les accidens journaliers de cette vie d’aventure, qu’elle supportait à soixante-cinq ans avec la gaieté d’une jeune touriste[1].

Comme il arrive assez souvent dans le cours des choses humaines, l’occupation de la capitale par l’ennemi eut des effets contraires à ceux qu’il avait été fort naturel d’en appréhender. L’archiduc fut proclamé à Madrid au milieu d’un silence glacial. Si presque toute la grandesse fit éclater ses sympathies pour la maison d’Autriche, si le personnel administratif, mobilier de tous les pouvoirs, demeura à son poste au prix d’un serment qui ne semblait guère plus coûter dans ce siècle que dans le nôtre, le peuple de Madrid témoigna pour l’étranger une aversion qui se manifesta bientôt par de nombreux attentats. Comment en effet la vieille terre de Castille ne se fût-elle pas soulevée en se voyant foulée par les partisans d’une royauté acclamée à Saragosse et à Barcelone, en contemplant dans l’éclat d’un triomphe insolent ces Portugais, qui pour tout Espagnol étaient encore des rebelles, et cette armée dédaigneusement flegmatique de lord Galloway, commandée par un condottiere de l’hérésie ? En dehors des sphères officielles, l’isolement fut donc complet, et durant cette crise de trois mois, la royauté errante de Philippe V, représentée par sa courageuse épouse, jeta dans le cœur de ses sujets

  1. Lettres de la princesse des Ursins à Mme de Maintenon, du 24 juin au 26 octobre 1706. Ed. Bossange, t. III, p. 305 à 367.